© Hubert Caldaguès

Zone Critique continue de suivre les représentations à huis clos du festival Impatience. Nous embarquons aujourd’hui dans Voyage voyage, spectacle de Anne-Lise Heimburger qui nous plonge dans l’atmosphère nocturne d’un lavomatique.

Le lieu de nulle part

Il y a tout un monde dans la laverie : le linge sale qu’on lave avec des inconnus, l’analogie est séduisante. Avec des inconnus on peut tout dire, puisqu’on ne les reverra jamais. La laverie, c’est ce monde en carrelage froid de solitudes qui se frôlent, de conversations interrompues, d’intimité étrangement exposée en public (qui d’autre vous voit plier vos culottes de dentelle sous des néons blafards ?), et quand les dessous tournent dans les tambours, pourquoi ne pas se livrer complètement, au fond ?

Au fond la laverie pourrait bien être un seuil ; quand on y va, c’est qu’on est en transit…

Dans cette solitude évoluent cinq éclopés du voyage, qui sont symboles et aussi mystères : une hôtesse de l’air, un pianiste en fugue, un aventurier, et un drôle de couple qui se tourne autour en triant leurs paquets de linge. Les appels au voyage sont partout : tout pour quitter cet espace déprimant et rejoindre d’autres cieux ! L’hôtesse de l’air nomme ses lieux de passage, l’aventurier ses prouesses et le couple étrange, les noms d’oiseaux migrateurs et de leurs pays chauds. Au fond la laverie pourrait bien être un seuil ; quand on y va, c’est qu’on n’habite pas complètement quelque part, qu’on est en transit, pas vraiment installé…

Alors pourquoi l’aventure ne serait-elle pas là, dès les sièges en plastique orange, ouverte par les suggestions de la radio qui crachote dans un coin des bribes du concerto de Beethoven ? Voyage, voyage ! semble appeler cette collection de paumés en mal d’histoires, ou de contact. Est-ce qu’on pourrait faire semblant, le temps d’une chanson ? Le piano en libre service prend le relais pour accompagner les errances sous les doigts d’Alexis Pivot, et distille ses traces de nostalgies et de triomphes passés… il y en a bien dans les gares, qui meublent la solitude de nos espaces publics. Le spectacle flirte avec les références musicales. Mention spéciale à la reprise en jazz soft du tube de Desireless, dont les paroles deviennent soudain émouvantes dans la voix tremblée de Laurent Ménoret.

© Hubert Caldaguès

« Au fond de l’inconnu pour trouver du Nouveau »… ?

Le poème de Baudelaire, Le voyage, résonne en fond de pièce, il nous accompagne pendant cette étrange traversée. Mais de la plainte du poète nous retenons surtout que « malgré bien des chocs et d’imprévus désastres/ Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici ». Partout les mêmes tourments, l’herbe n’est pas plus verte ailleurs ; et pourtant, « les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent/ Pour partir ». Comme une malédiction ?

Les inconnus demeurent des inconnus. Nulle fuite n’est possible, ni ici ni ailleurs.

Anne-Lise Heimburger semble prendre à bras le corps cette ambivalence du poème… En transformant la laverie en petit radeau de fortune au milieu d’une nuit hostile – tous les personnages arrivent trempés dans la laverie, exténués, boudeurs – la possibilité du changement semble toute proche, le frémissement de nouveaux départs. Mais les inconnus demeurent des inconnus. Nulle fuite n’est possible, ni ici ni ailleurs. De nos cinq hurluberlus, on ne saura pas grand-chose ; leurs trajectoires se croisent sans vraiment se rencontrer. Et décidément, on reste sur sa faim…

De leur soif d’ailleurs, que reste-t-il ? Au lieu de tous les possibles, rien n’est advenu, ou si peu… Qu’ont-ils trouvé dans l’inconnu ? Rien, et surtout pas de nouveau. Les rencontres se font et se défont. Comme dans la vie ?

« Amer savoir, celui qu’on tire du voyage/ Le monde, monotone et petit, aujourd’hui/ Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image/ Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui ! »

Naïvement, j’aurais aimé qu’en partant de l’appel de Baudelaire quelque chose se passe, enfin, sous la continuité de ces conversations creuses et de ces rencontres ratées. Mais la sauce prend mal, et je repars chagrine de n’avoir pas eu assez de rêve à manger.