Éric Rondepierre
Éric Rondepierre

Par son titre aussi frappant que concis, EXIT, le nouveau livre de l’artiste-photographe et écrivain Eric Rondepierre semble indiquer une sortie hors des sentiers traditionnels du récit et réinventer sa voie narrative. La quatrième de couverture annonce à cet égard : “EXIT trace un chemin d’errance où fiction et autobiographie se mêlent”. Dès lors, comment comprendre la photographie qui illustre la première de couverture ? Nous ouvrirait-elle la voie de ce “chemin d’errance” ouvertement invoqué par l’auteur ? 

En lisant la description de l’image qui figure sur la couverture du livre, dans le premier chapitre (« La Zone (Seuil) ») de ce livre qui en compte quatre, on obtient déjà un élément de réponse : cette image, qui est un photomontage de deux temporalités et espaces différents (une image documentaire prise par l’auteur en 2008, en couleurs / un personnage en noir & blanc prélevé dans un film de fiction muet soit sorti d’un assez lointain passé ; ils se tournent le dos), dit bien et déjà ceci : « Nous n’avons pas d’autres solution que d’admettre que le monde où nous croyons vivre que ce soit avec les yeux de notre imagination ou ceux de notre mémoire, sans savoir exactement laquelle prend le pas sur l’autre, laquelle nous définit, nous contient, nous invente. » On retrouve ici la question de la mémoire involontaire, déjà thématisée de manière obsessionnelle par Marcel Proust dans la Recherche et ce n’est pas un hasard si le 2e chapitre de ce livre, « Le Jardin (Charade) », fait appel à de nombreuses citations de la Recherche, surtout quand l’on comprend que l’auteur y fait remonter des souvenirs de jeux d’enfance, accompagné de sa mère, dans les jardins du Rond-Point des Champs-Élysées, lieu proustien s’il en est.

Ce sont les images (ses images, le plus souvent) qui font passer Rondepierre de l’essai (théorique) à la fiction ; les images sont les embrayeurs de son écriture, qui tend de plus en plus vers la fiction, jusqu’à une certaine limite : l’artiste s’interdisant d’écrire une histoire qui serait inventée de toute pièce et par conséquent, en complet décrochage avec la trame biographique de son existence. On pourrait résumer ainsi sa trajectoire artistique : images d’archive détournées ou reprises → textes théoriques → photomontages mêlant des documents hétérogènes → textes théoriques avec images → textes avec images au bord de la fiction : Éric Rondepierre vers le roman. Dit autrement, l’image est l’entraîneuse ; et les mots sont les souteneurs d’un accouplement encore loin d’être clair : qui, de l’image ou du mot, est l’œuf ou la poule ? L’artiste-écrivain de préciser sa méthode créatrice : « J’écoute l’image et acquiesce aux hypothèses des fables qui unissent et expliquent, ironiquement, cette infinie simulation de vie qui se cache en elle. »

L’image entraîneuse

Le premier chapitre du livre, déjà nommé, comporte d’admirables développements sur la notion de seuil, de passage, de limite : « Sortir d’un monde, c’est entrer dans un autre, mais on peut rester sur le seuil », qui est, selon Walter Benjamin, « une zone de transition » permettant le « passage d’un état à un autre ». Bossuet, nous rappelle Rondepierre, affirmait que toute la doctrine de l’Église catholique, contre toute forme de confort, était contenue dans ces quatre lettres : « Sors ! » ; et notre écrivain de renforcer cette idée : « C’est dans le franchissement de ce seuil que réside l’aventure humaine et quiconque “sort” est amené à traverser le voile de l’apparence et du mensonge social pour accéder à une vérité dans une âme et un corps. » Une photographie issue de la série de l’artiste « Suite », arrêt entre deux photogrammes de film, nous donne la clé du titre de ce livre : un petit rectangle lumineux, tel qu’on en trouve près de la sortie des salles de cinéma (zone de seuil s’il en est), situé au centre de l’image, consiste aussi en un mot de quatre lettres : EXIT.

Dans tout le volume, on assiste à des histoires de seuils, de fenêtres, de rideaux, d’entrées et de sorties empruntant ces espaces-limites : « Le premier récit où tu [la mère de l’auteur, croit-on comprendre] apparais appartient à cette indécision, il existe quelque part, à la lisière du passé et du présent, dans cette frange ténue où personne ne peut demeurer » (c’est nous qui soulignons). Entre passé (ressouvenir) et présent documentaire, Rondepierre se tient à la lisère entre autobiographie et fiction fantasmée : ressouvenir en avant ! Très nombreux sont les souvenirs de l’écrivain imprégnés de projections cinématographiques (lors de son adolescence, il y passait la plupart de son temps libre) ; dans le chapitre « Jardin », c’est un souvenir du film Charade qui entraîne l’écriture : « Je temontre le théâtre pour enfant filmé par Stanley Donen en 1963 dans Charade – récit n’ayant que peu de rapports avec le mien sauf en quelques points que je laisse en suspens » : tout reste encore indécidable, comme dans le Nouveau roman : « Tu es là avec moi, en ce jour d’automne, comme il y a soixante ans. »

L’image comme palimpseste

Les photographies d’archives utilisées par Rondepierre deviennent un palimpseste sur lequel il réinscrit une autre histoire, avec des images documentaires contemporaines : dans cet entre-deux, ce seuil, cette lisière, « il n’y a pas de raison pour que le spectateur, qui a maintenant pris la place du photographe devant l’image, ne puisse être lui aussi un personnage fictif ». Que voyons-nous vraiment ? « Les images appellent d’autres images, des récits s’enclenchent. » De l’autre côté du miroir, le regardé devient regardeur :

La littérature selon Rondepierre serait « cette interminable méditation des images entre elles dont nous sommes le prétexte, les otages ». Et de préciser : « La consistance imprécise de ce mur [ce miroir] dans lequel, vertigineusement, mon regard s’enfonce, je le traverse en pensée, il me suit dans un rêve où je me découvre avide, lumineux, inventif. Toute distance abolie entre passé et présent, réalité et fiction m’est une douceur » : façon de mieux rêver le livre à faire. Dans les lacunes de la mémoire, gît le réservoir à fictions : « Mon quatrième récit est lacunaire, j’y suis dans une totale ignorance de moi-même. »

La quatrième partie du livre, « Le Musée (Rideau) », devient, pour notre plus grand bonheur, pure fiction (un personnage artiste-photographe, nommé François, ayant décidé de photographier toutes les fenêtres de tous les musées de France, tombe un jour sur une photographie d’un certain… Éric Rondepierre (sic), Le Rideau déchiré), jusqu’au vertige. Nous laissons au lecteur le soin de découvrir le pourquoi et le comment de cette mise en abyme…

  • Éric Rondepierre, EXIT, Marest éditeur, 118 p., 19 €