En sept ans, Sally Rooney est devenue l’analyste littéraire des couples, la théoricienne des relations atypiques qui représentent pourtant toute une génération. Cette fois, ce sont deux frères qui sont le cœur battant de ce roman, deux frères qui aiment et qui haïssent, deux frères malheureux qui peinent à anticiper les intermezzos que leur réserve l’existence, ces coups imprévisibles aux échecs qui menacent l’équilibre de la partie.
L’un a plus de trente ans, l’autre en a vingt-deux. Leur père est mort quelques semaines plus tôt et les tensions déjà latentes entre Peter et Ivan se sont depuis cristallisées. « Sa présence, tel un champ de force, aurait empêché toute violence », mais celui qui apaisait les choses, la raison-même de leurs faux-semblants n’est plus. Désormais, les deux frères n’ont plus besoin de prétendre et leur mal-être fissure les façades, craquèle les masques qui tombent. Tous deux sont malheureux à leur façon mais ne comprennent pas le malheur de l’autre, n’en ont pas envie, chacun le prenant comme une insulte à son propre malheur ou à ses brefs instants de joie, aussi fulgurante qu’éphémère. Les années les ont éloignés, transformant l’incompréhension en une fausse indifférence qui cependant ne les leurre jamais longtemps. Ils ont été ébranlés par la perte de celui qui les a élevés, qui a pris soin d’eux avec une tendre maladresse qu’ils n’ont pas reçue de la même manière, ce dont ils s’accusent mutuellement dans leur chagrin confus. Page après page éclosent ainsi des réflexions sur le deuil, sur la déflagration du manque après le soulagement inavouable de la mort, sous-tendant l’ensemble du roman, venant nourrir les chassés-croisés amoureux que l’autrice irlandaise orchestre encore une fois.
Discordances électrocardiographiques
Au-delà des liens distendus entre Peter et Ivan, de cet amour teinté d’admiration qui est devenu une haine tantôt diffuse tantôt brûlante, Sally Rooney dessine en effet l’électrocardiogramme de ses deux héros. Elle laisse les deux courbes s’esquisser en parallèle alors que les chapitres s’alternent et que les atermoiements se répondent malgré les caractères si différents des deux frères.
Le joueur d’échec prodigue, timide et solitaire, sensible et silencieux, s’éprend d’une femme plus âgée, plus mûre, peut-être reflet du manque évident d’une figure maternelle solide. La plume illustre l’esprit cartésien d’Ivan, mis à mal par des sentiments qu’il ne maîtrise pas et qui le libèrent autant qu’ils le contraignent. Les phrases sont plus longues, plus déliées mais toujours précises.
« Le réel appartient au monde matériel. Mais les impressions, les souvenirs, les idées, les rêves, tout ça est extérieur à la réalité objective, un royaume tout à fait délimité, comme enfermé dans une boule à neige. Où est leur père, désormais ? Dans ce royaume, ou en dehors ? Est-il un fait, une réalité, ou un souvenir, une impression ? »
Les pensées s...