Au Cirque-Théâtre d’Elbeuf, Pôle national cirque de Normandie, la compagnie El Nucleo inaugure Salto, création forte, intelligente et ambitieuse. Pas moins de onze interprètes sont au plateau pour nous parler de grands sauts, d’apesanteur et d’émancipation. C’est un « spectacle-défi » tout en finesse qui réaffirme la force du collectif dans le cirque tout en soulignant l’individualité des artistes qui nous livrent des paroles très personnelles.
Échauffer les esprits
Un à un, les onze interprètes – neuf acrobates et deux musiciens – apparaissent sur le plateau, sorte de gymnase aux dimensions rendues étranges par deux tables noires faites pour des géants, un trampoline et une bascule coréenne posée sur un long tapis noir. Ils et elles sourient au public, débutent de petits échauffements, sautillent, s’accordent, puis déroulent des gammes de figures acrobatiques (montées en équilibres, diversités de portés) avec aisance et dans une humeur joyeuse. Cette atmosphère s’électrise peu à peu pour apparaître comme une montée en puissance, faisant naître une urgence qui accélère les déplacements scéniques. Chacun.e à leur tour, les interprètes (Edward Aleman, Alexandre Bellando, Birta Benonysdottir, Célia Casagrande-Pouchet, Fanny Hugo, Hicham Id Said, Jimmy Lozano, Mohamed Nahhas, Gianna Sutterlet, Daniel Torralbo-Perez et Amaia Valle) prennent le micro et nous disent tous quelque chose d’eux : un lieu de naissance, une origine perçue, une taille approximative, un goût, une remarque faite sur leur physique ou leur rôle supposé d’acrobate. C’est une galerie de perceptions, réelles, fantasmées ou subies. Parmi ces présentations, celle d’Edward Aleman fait office d’indice concernant la colonne vertébrale de la dramaturgie : faire un saut qui raconte l’histoire de celui qui le fait. Salto propose un défi à ses interprètes, sauter et se maintenir en vol pendant dix minutes cumulées (chronométrées) et se donne pour enjeu dramaturgique d’explorer le saut comme métaphore de la condition humaine.
Salto propose un défi à ses interprètes, sauter et se maintenir en vol pendant dix minutes cumulées.
Perpétuellement sur une ligne de crête, le spectacle est une expérimentation réussie qui livre une réflexion nourrie et profonde sur la nature du saut périlleux.
Sauter, mais après quoi ?
Le premier temps du spectacle est donc une course à la performance en même temps qu’une puissante démonstration de haute voltige, rythmée par la musique d’Alexandre Bellando et le commentaire d’un présentateur euphorique (Icham Id Said). Tous ne cessent de sauter, de se lancer, de bondir et ce ballet impressionnant a une double saveur : il vous coupe le souffle tout en interrogeant l’adhésion à cette prise de risque. Car le public applaudit mais jusqu’où ce défi peut-il être relevé, et surtout, dans quelles conditions ? Progressivement, le rapport entre les acrobates évolue. S’ils affichent une cohésion de groupe initiale, un deuxième temps exacerbe les rivalités, génère du chaos au sein duquel tout saut est salué comme exploit. Un saut réussi vaut clameur du groupe, mais quelque chose cloche. Dans cette course littérale contre la montre, contre ses secondes qui défilent devant nos yeux dans la tentative de relever le défi proposé, le collectif se délite jusqu’à ce qu’un vide se crée. Ce vide, c’est le saut qui ne peut pas être fait. C’est le saut suspendu, celui qui ne sort pas, qui ne vient pas, malgré encouragements et incitations. La bascule reste penchée d’un côté. Rupture puissante au cours de laquelle gêne et honte gagnent le plateau. Voilà l’interrogation plantée devant nous en forme de creux.
Confession en vol
Nous sommes entrés dans l’intime qui va nous être partagé et qu’on nous a préparé à recevoir. C’est dans ce lieu que le spectacle dévoile son autre facette, poétique et métaphysique. Il y a un geste magnifique d’écriture et de mise en scène d’Edward Aleman et Sophie Colleu dans la création de ce lieu silencieux d’où surgit une autre parole, faite de mots prononcés autrement que ceux du début et de gestes chargés d’une nouvelle dimension. On songe même que c’est l’exact moment de la suspension faite de microsecondes qui est matérialisé et partagé avec le public. Temps du vide et du tout, temps du vol, temps du salto. Et cela, très justement accompagné par une création musicale jouée et chantée en direct par Icham Id Said et Alexandre Bellando, qui toujours regardent le plateau.
Avec une grande finesse, Salto après sa rupture explore la notion d’impesanteur, en déployant l’idée selon laquelle confier c’est se délester. Ainsi, de la prise de parole naît le soutien du groupe, qui porte, invente un chemin, soutient et fait avancer.
Qu’est-ce qu’un grand saut ? Salto nous parle de voltige comme de vie, de sauts périlleux acrobatiques et métaphoriques. Pour certain c’est un voyage, pour d’autres une décision, un risque ou un renoncement. C’est comme si le spectacle se déployait en s’appuyant dans son écriture sur les étapes mécaniques qui composent un salto, de la prise d’élan à la réception. Ainsi, la réflexion que suscite le spectacle est constante, tout autant qu’est l’évolution du rapport sensible à ce que nous voyons. Ce que nous regardons au début, nous l’interrogeons au milieu pour le réinterpréter enfin. On peut imaginer ce que c’est d’exécuter un saut périlleux, ce qu’il représente pour chacun.e sur scène, ce qu’est pour nous un grand saut.
Dans tous les interstices Salto poétise son sujet et l’universalise, alors même que son point de départ initial est très concret : pendant combien de temps peut-on sauter lorsqu’on est acrobate ?
SALTO, création 2023, spectacle conçu par Edward Aleman et mis en scène par Edward Aleman et Sophie Colleu, à retrouver en 2024 au Festival SPRING et du 24 au 26 mai aux Points communs, Nouvelle scène nationale de Cergy-Pontoise et du Val d’Oise.
Avec Edward Aleman, Alexandre Bellando, Birta Benonysdottir, Célia Casagrande-Pouchet, Fanny Hugo, Hicham Id Said, Jimmy Lozano, Mohamed Nahhas, Gianna Sutterlet, Daniel Torralbo-Perez, Amaia Valle
Auteur et dramaturge : Ronan Chéneau
Collaboration à la chorégraphie : Pierre Bolo
Composition musicale : Alexandre Bellando
Scénographie : Thomas Cartron
Costumes : Marie Meyer
Direction technique : Laurent Lecoq
Création lumière : Zoé Dada
Crédit photo : @ Thomas Cartron