Le réactionnaire n’a plus si mauvaise presse. Jadis étrillé par Libération et aujourd’hui célébré dans le Monde, Sébastien Lapaque le sait bien. Son nouveau roman, Ce monde est tellement beau, mâtine les indétrônables de la bibliothèque catho-tradi (Bernanos, Bloy, Weil) d’un peu de prétention sociologisante. Le narrateur y glisse au gré des événements d’un regard gentiment ironique à la contemplation mystique, sans jamais déroger à son statut de mécontemporain. De quoi ratisser large et conquérir un nouveau public de poseurs.
Prenez pour narrateur Lazare, un professeur agrégé d’histoire, la quarantaine, observateur, lucide, gentil et désabusé.
Faites-lui endurer une vie conjugale sans éclats et sans enfants, ennuyeuse mais respectueuse, agrémentée de conseils divers glanés dans les magazines ou les cabinets de thérapeutes.
Entourez-le d’une concentration de personnages improbables – passe encore ! – et théoriques : quelques cathos érudits, libres et charismatiques, un Juif retrouvant sa foi au terme d’un tunnel managerialo-publicitaire, une jeune idéaliste comptant les moineaux dans les rues de Paris.
Comme le relève très honnêtement le narrateur lors d’une rencontre avec l’un de ses mentors, ils sont « comme deux personnages d’un roman à thèse publié à la fin du XIXe siècle ». Or la première des thèses de ce roman relève de nos clichés contemporains. Le monde qui nous entoure, non pas la nature, non, le monde que nous les humains avons construit n’est pas un monde mais un « Immonde ».
La première des thèses de ce roman relève de nos clichés contemporains : le monde qui nous entoure n’est pas un monde mais un “Immonde”
Oh la joyeuse trouvaille que voilà ! Sous la jubilation du narrateur (« le jour où j’ai eu la révélation de l’Immonde », « C’était l’Immonde. C’est peu dire que nous vivions sous la domination des rires enregistrés. ») et l’admiration inepte de ses amis (« Ce n’est pas mal vu l’Immonde, j’avoue que je suis un peu jaloux de ne pas avoir trouvé ça avant toi. ») transparaît le contentement d’un auteur qui croit appuyer là où ça fait mal. C’est oublier un peu vite le constat que formule le narrateur à propos de son bourgeois de père : « Quand la mode était venue du pain cuit à la maison et du jambon fumé dans la cheminée, des œufs de poule qu’on allait chercher à la ferme (…) et du vinaigre de cidre non pasteurisé, mon père avait changé de femme et trouvé une cuisinière passionnée. » Le propre de la bourgeoisie, comme du cirque médiatique qu’elle a généré autour d’elle, c’est de très bien savoir changer de mode. Et le réactionnaire en pyjama style Lapaque crachant sur l’Immonde, de nos jours, c’est devenu sexy.
Un catalogue de la réaction
Il serait cependant injuste de s’arrêter à cette première partie, ante legem, où la coupe d’amertume se remplit et où Lapaque prétend avoir songé abandonner son personnage. Cent trente-trois ans après le Disciple de Bourget et onze ans après la Carte et le Territoire de Houellebecq, Lapaque croit peut être envoyer son lascar sur des voies inédites : l’appréciation nuancée du rôle des sciences dans l’édification de notre Immonde (« Je connais les études de sciences. Ils vont être conditionnés, apprendre à remplacer le naturel par l’artifice et le vivant par la machine. ») ; la redécouverte des traditions et des terroirs (quitte à donner tant de place à l’éloge des typographes et des livres reliés, pourquoi continuer à sortir des milliers d’exemplaires brochés des presses d’Actes Sud ?) ; l’effort physique, le sport et la fatigue comme chemin de rédemption, pour finir pèlerin de Chartres. C’est là encore oublier un peu vite que la science nous permet aussi l’observation émerveillée des oiseaux, que la critique de la science est au moins aussi ancienne que la science elle-même et requiert un peu de panache pour se répéter. C’est oublier enfin que la plupart des Lazare réels trouveront plus rapidement le chemin de la presqu’île de Crozon ou de l’observation des moineaux dans des tutoriels sur youtube que dans une prose qui les singe avec enflure.
À son corps défendant peut-être, Lapaque n’a pas su dans cette histoire sortir d’une lourde défense et illustration d’une contre-culture catholique, la détestation du mariage gay en moins. Le plus beau et le moins faux de ses personnages, Xavier, sort tout droit d’un roman Signe de piste ou d’une conférence de Fabrice Hadjadj, avec sa scolarité chaotique, son séjour dans l’armée et son retour à la terre charnelle et à la foi des pères. Heureux les lecteurs qui trouveront dans cet apologue pesant la confirmation de leur propre existence. Heureux également les lecteurs pédants, venus de l’autre rive, qui penseront s’encanailler à l’envers et pourront exhiber fièrement leur Lapaque en public.
Le mépris goguenard que manifeste page après page l’auteur à travers les pensées de son néophyte montre à quel point il est ardu de s’extraire de l’Immonde
La foi chrétienne constitue à coup sûr un objet romanesque difficile à manier. Ne serait-ce que parce qu’un auteur doit savoir articuler sa providence de créateur avec la Providence qu’il invite à l’intime de ses propres créatures de papier. Ne serait-ce que parce que le déterminisme pygmalionesque d’un roman à thèse étouffe la tremblante lumière de la foi. Lapaque semble avoir encore une fois tenté d’actualiser l’œuvre géniale de Bernanos, à une époque où la religion s’effaçant peut redevenir, suprême snobisme, un topos de la création littéraire. On peut cependant avoir la faiblesse de croire qu’il ne suffit pas d’introduire avec une ironie cinglante une scène de masturbation préalable à une PMA pour accomplir cette tâche. Pis, le mépris goguenard que manifeste page après page l’auteur à travers les pensées de son néophyte montre à quel point il est ardu de s’extraire de l’Immonde. Et en l’état, Ce monde est tellement beau a toute sa place dans sa critique et sur ses étagères.