Entre errements individuels et tourments moraux, Frédéric Videau signe un film choral sur la police. Orchestrant le croisement de différentes trames narratives individuelles, Selon la police met en scène des flics épuisés et malmenés par la société. Portrait ambivalent d’une institution fatiguée, où les individus semblent perdus dans un monde qui cherche désespérément sa cohérence.
Le nouveau film de Frédéric Videau trahit son titre en même temps qu’il l’accomplit : Selon la police ne propose ni un portrait de l’institution policière selon son fonctionnement interne ni une sociologie des gardiens de la paix, mais retranscrit le quotidien des policiers à travers la trajectoire individuelle de différents agents de l’État. Dès lors, « selon la police » signifie dans ce film : accompagner au plus près de la réalité concrète et quotidienne le travail des agents. Le film se construit donc pas à pas, à travers les yeux de chacun de ses protagonistes, et le spectateur assiste, chemin faisant, plusieurs fois à la même scène, mais vécue par différentes personnes – des cartons indiquant à l’écran le nom du personnage concerné rythment la progression du film. Par ce procédé scénaristique, Selon la police refuse tout regard surplombant sur ce qui ferait l’unité sociologique d’une institution étatique, et opère alors un fractionnement de la réalité pour laisser toute la place aux individus derrière l’uniforme.Tout commence par une séquence où un vieux flic usé, que tous ses collègues appellent Ping-Pong (Patrick d’Assumçao), brûle sa carte de police dans les toilettes du commissariat pour entamer ensuite une errance dans la ville. Autour de cet axe se déploie une galerie de personnages reflétant la diversité sociale de la police tout comme ses contradictions internes : on suit ainsi le parcours de Zineb (Sofia Lesaffre), jeune aspirante policière, qui se trouve confrontée à la misère sociale et au regard souvent condescendant et misogyne de ses collègues masculins. De manière plus profonde, Zineb est tiraillée par la difficulté d’assumer son choix de carrière : née en Tunisie, et française « de Sousse », comme elle le revendique elle-même dans un plaisant jeu de mots, la jeune femme doit dissimuler à sa famille son entrée dans la police, au risque d’être rejetée par les siens. De la même manière, le chef de brigade Tristan (Simon Abkarian) doit en même temps faire face à l’instabilité de ses collègues, souvent à deux doigts de la bavure, et au rejet social dont souffre sa fille au collège pour la simple raison que son père est flic.
L’institution et l’individu
On l’aura compris, Selon la police met en scène une institution policière au bord du gouffre, portée à bout de bras par des individus épuisés, abandonnés par l’État – grand absent du film – et méprisés par la population. L’impossibilité d’appréhender la réalité comme une totalité cohérente est inscrite au cœur de la mise en scène, elle-même fragmentée selon les différents points de vue des policiers : la crise se manifeste à l’écran à travers le personnage de Ping-Pong, policier respecté et exemplaire, qui est le premier à manifester des signes de désespoir. À travers son personnage, le scénario fait écho de manière latente au triste état dans lequel les gouvernements successifs ont laissé la police depuis plus de vingt ans. On apprend ainsi que le flic incarné par Patrick d’Assumçao doit son étrange surnom au fait qu’il avait réussi à créer des liens de confiance entre la police et les jeunes des cités en organisant jadis des tournois de ping-pong où s’affrontaient policiers et « lascars ». Référence à peine masquée à la police de proximité mise en œuvre à la fin des années 1990 pour être brutalement abandonnée par Nicolas Sarkozy, alors Ministre de l’Intérieur de Jacques Chirac, qui déclarait en 2003 face à des policiers toulousains qu’« organiser un match de rugby pour les jeunes du quartier c’est bien, mais ce n’est pas la mission première de la police ». Nul hasard, dès lors, si le film de Frédéric Videau prend pour décor la ville de Toulouse et ses banlieues.
Le parti pris du film constitue à la fois sa qualité et son défaut
Si l’on comprend aisément le point de vue de Selon la police, le parti pris du film constitue à la fois sa qualité et son défaut : en cherchant à individualiser les policiers et à leur donner une complexité psychologique toujours singulière, le film de Frédéric Videau met le doigt sur les difficultés réelles de la police et permet ainsi d’en saisir les dysfonctionnements structurels, mais le scénario s’éparpille parfois dans une approche trop individualiste. Certaines scènes s’étirent en longueur et en dialogues maladroits autour d’enjeux secondaires, ainsi de la scène où Delphine (Lætitia Casta) doit repousser, durant une ronde nocturne, les avances d’un jeune policier amoureux. C’est en tous cas une institution morcelée qui est mise en scène, et cet émiettement des perspectives conduit à des incohérences cinématographiques : oscillant perpétuellement entre la dramatisation des situations et le point de vue singulier du protagoniste, certaines scènes se révèlent peu crédibles – à l’instar de l’interpellation du jeune Fouad, encerclé par des policiers qui le provoquent sans raison apparente, le tout baigné d’une musique en nappes électroniques créant une dramatisation factice. La dimension chorale du film jouant sur la répétition des scènes et le croisement impromptu des personnages manque en certains endroits de cohérence : il en va ainsi de la scène surprenante où le jeune Joël rêve qu’il couche avec Zineb, alors que les personnages ne se croisent à aucun moment du film. À trop prendre le parti des perspectives individuelles, le film en vient à isoler les personnages, même s’il fait parfois se rencontrer avec brio des trames narratives qui semblaient au départ indépendantes. Citons à cet égard la scène où l’on comprend que deux policiers que tout oppose sont en réalité frères, et alors qu’ils devaient se retrouver autour de leur père (l’émouvant Jean-François Stévenin, dans un de ses derniers rôles), intervient un drame qu’on se gardera de révéler.
Solitude et rédemption
Selon la police prend donc le parti de donner un visage à ces agents trop souvent anonymisés. Mais par conséquent, ne se voulant ni complaisant ni calomniateur, il accumule une série de séquences qu’on imagine certes tout à fait plausibles, mais dont la nécessité cinématographique apparaît douteuse. La scène de bavure, où un jeune flic tabasse gratuitement un prévenu est sans doute hélas le reflet d’une triste réalité, mais elle ne semble nullement servir la dimension romanesque du film. Il en va de même concernant la mise en scène peu crédible d’une engueulade au commissariat, où les policiers assis en rang d’oignon comme des écoliers s’envoient des insultes au visage. Au-delà de ces quelques maladresses, se fait jour de manière latente une dimension religieuse qui innerve tout le film : individus responsables de leur sort, et souvent livrés à eux-mêmes, les différents personnages de Selon la police apparaissent comme devant œuvrer à leur salut, tout comme au salut de leurs semblables : « Tenez le coup », dira Ping-Pong à la jeune Zineb, comme pour l’inviter à toujours plus d’abnégation dans son métier de policière. C’est une telle perspective qui conduit le film à se clore sur un acte encore individuel, mais qui, en se redoublant d’un sacrifice presque christique, débouche sur une forme de rédemption qui accrédite l’idée que la réponse individuelle est l’alpha et l’oméga des déboires de l’institution.
Car telle est la perspective sous-jacente au film de Frédéric Videau : l’horizon de la rédemption quasi religieuse pour ces hommes et ces femmes pris dans un engrenage diabolique. C’est sans doute ainsi que prend sens l’errance du personnage de Ping-Pong, ultime traversée du désert pour celui qui a un jour tenté de faire régner l’ordre et la morale. Dans un square, il veut offrir son insigne de policier à un enfant, cadeau refusé par les parents, comme l’on refuse de voir l’offrande de celui qui se sacrifie pour un peuple. La musique étouffante plonge la moindre scène dans une ambiance de cathédrale, et la pluie diluvienne qui s’abat sur certains personnages joue le double rôle d’un fléau divin et d’une ablution purificatrice pour ces personnages aux prises avec le mal.
Filmer la police est un enjeu des temps
Or, si la métaphore christique possède une certaine valeur cinématographique, présenter le travail de la police selon la perspective d’une rédemption et d’un sacrifice de nature religieuse fait tomber à plat toute la dimension concrète du travail des policiers, pourtant mise en œuvre dans le film. À ce titre, filmer la police est incontestablement un enjeu des temps, mais si Selon la police possède d’indéniables qualités scénaristiques, on regrettera quelques incohérences de mise en scène. Dans Les Misérables, (Ladj Ly, 2019), les trois agents de la BAC de Montfermeil se trouvaient à la fois les bourreaux et les victimes d’un système où l’ordre et l’autorité ne sont plus l’apanage de la police nationale. Plus récemment encore, Bac Nord (Cédric Jimenez, 2021) a mis en scène l’isolement des policiers face à une hiérarchie obnubilé par une politique du chiffre, et faisant reposer l’activité de maintien de l’ordre sur des initiatives individuelles souvent contestables. Si Selon la police diffère de ces deux films par sa progression non linéaire et l’entrecroisement des perspectives individuelles, il n’en demeure pas moins que les flics sont toujours présentés comme des individus isolés au sein d’une société à laquelle ils devraient pourtant être intimement reliés. « On n’est pas des assistantes sociales » fait répéter un policier à la jeune Zineb, c’est donc bien qu’ils ont conscience de n’être ni les seuls dépositaires d’une responsabilité sociale ni les prêtres armés de la société, mais encore faudrait-il faire de cette inscription dans la totalité d’une société un véritable enjeu cinématographique.
- Selon la police, un film de Frédéric Videau, avec Patrick d’Assumçao, Sofia Lesaffre, Lætitia Casta, en salles le 23 février 2022