Clarisse, une mère de famille monte dans sa voiture et part. Sur ce point de départ de faux road trip se mélangent (peut-être) plusieurs temporalités : quel est le futur envisagé, le présent se déploie-t-il en ligne droite, et quid d’un passé délaissé ?
Ici, le souvenir incarne la matière filmique à part entière, le langage d’un récit désarticulé dont les évènements tentent de s’enchevêtrer tant bien que mal. D’une part la fuite en avant de cette femme qui semble dépossédée de son destin (qu’elle devrait paradoxalement prendre en main avec son départ), d’autre part, la vie désormais tronquée d’une famille délaissée. Le film aurait pu se contenter d’un simple aller-retour entre ces deux narrations, mais la force du montage échappe à cette idée redoutée pour pénétrer dans un mystère temporel, le métrage paraissant osciller entre diverses strates de la réalité. La réalisation d’Amalric parvient grâce à ce procédé à retranscrire la perte qui surgit étonnamment des deux côtés du récit. Les raccords lient parfois maladroitement les protagonistes, mais c’est dans son ambiance sonore que ce kaléidoscope prend tout son sens. En donnant l’impression que le montage du son navigue indépendamment de l’image, le souvenir parvient à émerger de cette cohabitation dissonante entre ces deux outils purement cinématographiques. Deux films semblent se réunir pour former un climat apte à retranscrire émotionnellement la perte, une existence qui s’efforce de continuer. Cette atmosphère de rêverie (ou de cauchemar) désaccordée interroge en permanence la vérité de l’œuvre : sommes-nous dans la mémoire des personnages, l’instant présent, ou bien l’imagination d’une vie, d’un futur possible ?
Une histoire de fantômes
De ce miroir brisé surgit une certaine véracité de l’émotion, la douleur de la perte, autre sujet phare d’Amalric, lie, de manière inédite dans son cinéma, tous les protagonistes. Alors que Clarisse devrait témoigner d’un soulagement émotionnel, sa souffrance semble tout autant, si ce n’est plus démesurée que celle de son mari. Cette ambivalence des sentiments pose la question essentielle du métrage : qui sont les laissés pour compte ? Cette interrogation, qui renvoie à la série de Damon Lindelof qui donne le titre à cette critique, permet au film de révéler sa part d’ombre, plongeant le mélo dans le fantasmagorique et le nébuleux. De nombreux indices parsemés ici et là évoquent ce fantastique : les personnages se confondent, la voix de Clarisse converse avec son mari, un simple panoramique dévoile la supercherie d’un voyage en train … Ces apparitions spectrales, parfois malhabiles, déploient dans leurs occurrences les plus inattendues la force des films de fantôme de Kiyoshi Kurosawa, dans lesquelles l’extraordinaire se déplace subtilement en décalage avec notre monde. Toutes ces pièces de puzzle offertes au spectateur auraient pu (et auraient dû) rester telles quelles. Cependant, dans son tout dernier acte, Amalric impose une révélation qui affleurait tout au long du film (et c’était très bien ainsi). Ce twist final digne du plus banal thriller américain (rappelant les plus mauvais Christopher Nolan) vient anéantir cet effervescent travail de montage. Son œuvre brumeuse perd de son mystère, et donc évidemment de son charme, s’effondrant dans le drame le plus austère et prévisible.
- Serre moi fort de Mathieu Amalric, avec Vicky Krieps, Arieh Worthalter, 8 septembre 2021