Jean-Pierre Siméon dirige depuis 2018 la prestigieuse collection Poésie/Gallimard. Il revient pour Zone critique sur son histoire, depuis sa création en 1966 jusqu’à aujourd’hui, nous permettant de reparcourir à grands traits plus de 50 ans d’édition de la poésie en France et de donner un aperçu de son travail d’éditeur.
Dans quel contexte Claude Gallimard décide-t-il de lancer Poésie/Gallimard en 1966 ?
La collection naît peu de temps après la création du Livre de Poche en 1953 par Hachette, qui s’appuie alors sur une myriade d’éditeurs, dont Gallimard. Le principe est formidable : il s’agit de publier les grands auteurs du patrimoine littéraire dans des ouvrages accessibles au plus grand nombre. Quelques poètes sont déjà dans le catalogue, mais Claude Gallimard décide, dès 1966, d’inventer une collection de poche spécifique pour exploiter le fonds de poésie de la maison, avant même la création de Folio en 1972. C’est une idée géniale car tous les grands poètes du siècle y sont : Apollinaire, Aragon, Eluard… Gaston Gallimard avait une vraie révérence pour la poésie si bien qu’il les avait édités dès les années 1920. Le fonds était extrêmement riche !
La collection connaît alors un succès immédiat. Pour la première fois, la poésie est largement diffusée. En termes de tirage, ce n’est pas comparable au roman bien sûr, mais on arrive à des chiffres impressionnants. L’exemplaire le plus vendu, Alcools d’Apollinaire, a été tiré à 1 600 000 exemplaires depuis sa sortie en 1966 par exemple. Peu de romans, même des classiques, atteignent ce niveau-là !
Comment expliquer un tel succès, qui ne s’est pas démenti au fil des ans ?
Poésie/Gallimard est progressivement devenue une collection de référence. D’abord, parce que le fonds patrimonial s’est étoffé. Assez vite, de grands poètes vivants comme Jaccottet ou Bonnefoy y font leur entrée, ainsi que des poètes étrangers (Neruda, Pavese…). La collection s’ouvre aussi peu à peu au grand répertoire classique, aux poètes antérieurs au XXème siècle. Plus tard, à partir de 1998, André Velter commence même à faire entrer davantage de poètes vivants, français comme étrangers. De ce fait, la collection est très complète ! Elle inclut aussi bien de grands classiques, comme Théocrite par exemple, que l’immédiat contemporain.
Elle tire aussi son prestige de son appareil critique, systématisé par André Velter. L’œuvre est maintenant accompagnée d’une préface, souvent écrite par un universitaire ou un autre poète, et parfois assortie d’une notice biographique, voire d’un glossaire et de variantes. Poésie/Gallimard reste une collection de poche, mais avec une qualité critique qu’on ne trouve pas habituellement dans ce format.
Je crois qu’il faut dire aussi que la collection exerce un quasi-monopole à partir des années 2000 car les grands éditeurs se sont retirés du marché de la poésie depuis les années 1980. Il y a eu quelques tentatives – je pense notamment au Seuil – mais, aux difficultés économiques, s’est ajouté un certain repli formaliste à partir des années 1980 qui a réduit son lectorat. Son statut a changé.
Or, il n’y a jamais eu d’éviction de la poésie chez Gallimard. Les poètes ont toujours été publiés, aussi bien dans la collection que je dirige que dans la « Blanche ». Cela tient à l’assise historique de la maison dans le domaine, bien sûr, mais aussi – et c’est indissociable – à la volonté éditoriale des Gallimard. Aujourd’hui, la collection se tient bien mais ne génère pas de marges particulièrement importantes par exemple. Pourtant, tant que Gallimard existera, elle vivra.
Pour toutes ces raisons, entrer dans le catalogue est devenu une sorte de « panthéonisation ». Les auteurs ont l’impression de s’inscrire – et je le dis avec humour bien sûr, et avec beaucoup de guillemets – dans une « éternité éditoriale ». Vous ne pouvez pas imaginer combien je reçois de propositions pour faire entrer telle ou telle œuvre dans la collection.
Pourtant, je suis limité… J’édite 10 livres environ par an. Pour des raisons techniques, on laisse forcément des très grandes voix de côté. Aujourd’hui, il y a un peu plus de 550 ouvrages au catalogue. Mais si on incluait tous les grands poètes qui mériteraient d’y rentrer, il pourrait y en avoir bien plus de 1000 !
À ce sujet, comment faites-vous pour choisir la dizaine d’ouvrages publiés chaque année dans la collection ?
Au fur et à mesure des décennies, s’est institué une sorte d’usage. Je veille à la fois à étoffer le grand répertoire classique, à donner une place aux poètes étrangers traduits, à agrandir le fonds du XXème siècle, et à faire entrer de nouveaux poètes vivants.
Nous venons d’éditer Jodelle par exemple, qui est en quelque sorte un poète maudit du XVIème siècle. Après l’échec monumental d’une fête qu’il devait organiser et son exclusion de la Pléiade par Ronsard, il a fini sa vie dans la misère, abandonné de tous. Pourtant, il a écrit des sonnets, non publiés de son vivant, qui sont parmi les plus beaux de la langue française ! Le magnifique bonheur de cette collection c’est de redonner vie à un poète au bout de siècles et de siècles d’oubli. J’étais convaincu que le public serait limité mais c’était pour moi très important de le faire, car cette collection est la seule à pouvoir se le permettre. Finalement, c’est une belle vente : en quelque temps on a vendu 2000 exemplaires ! C’est une surprise magnifique.
Malgré la recherche de cet équilibre, le résultat est toujours lacunaire et insuffisant. C’est une véritable quadrature du cercle… ! Il y a de très grands auteurs qui ne sont pas encore dans la collection.
Une manière de contourner le problème, en quelque sorte, est d’éditer des anthologies par pays. Nous l’avons fait mais nous allons malheureusement bientôt devoir arrêter en raison de la judiciarisation du monde de l’édition et des négociations de plus en plus longues et compliquées avec les agents, ayants-droits, traducteurs ou éditeurs. Pour vous donner une idée du temps que cela peut prendre, nous avons mis près de cinq ans pour établir l’anthologie de la poésie britannique parue en décembre dernier ! Nous avons beau avoir le précieux soutien des équipes commerciales et artistiques de Gallimard, nous ne sommes que deux avec Alice Nez à travailler pour la collection. C’est un travail énorme.
Quelle place la collection occupe-t-elle aujourd’hui dans le champ de la poésie contemporaine ?
Depuis les années 2000, André Velter puis moi-même, avons eu la volonté, avec Antoine Gallimard, de faire entrer davantage d’auteurs contemporains dans la collection. Or, j’évoquais le retrait des grandes maisons d’édition de la poésie depuis les années 1980. Qui en a alors repris en main le flambeau ? Ce sont plein de petits éditeurs : Rougerie, Cheyne éditeur, Jacques Brémond… Tous ces gens ont assumé la publication des poètes. Le réseau de petits éditeurs de poésie en France est d’ailleurs exceptionnel, sans équivalent dans le monde. Au fur et à mesure des années, des voix se sont progressivement distinguées en dehors du catalogue Gallimard.
Quand on veut faire entrer un poète dans la collection qui n’est pas de la maison, on s’adresse alors à son éditeur pour obtenir les droits. À ce moment-là, il y a deux attitudes, très différentes, mais que je comprends très bien. Certains sont ravis, y voient une reconnaissance de leur travail et une réussite pour leur auteur. D’autres, au contraire, ont l’impression d’une récupération. Je pense que ce n’est pas un bon raisonnement mais je l’entends. Moi-même j’ai longtemps travaillé dans la petite édition et au Printemps des Poètes, où je n’ai cessé de vouloir mettre en avant les petits éditeurs, leur travail. Mais je n’ai cessé aussi de penser que ces deux choses-là ne s’opposent pas. C’est une chance pour la poésie qu’il y ait en France un tel réseau de petits éditeurs de poésie, mais c’est une chance aussi que Gallimard continue à maintenir haut la poésie !
La collection ne peut pas pour autant assumer toute la production poétique contemporaine. D’autres éditeurs comme L’Iconoclaste et Le Castor astral viennent par exemple de commencer à publier de jeunes poètes en poche, et c’est heureux ! Je publie les poètes qui me paraissent marquants dans la poésie d’aujourd’hui, en ne publiant pas en fonction de mes seuls goûts mais avec le plus grand respect pour différents types d’écriture. Depuis 20 ans, la poésie en France est très variée dans ses formes, ses intentions, ses partis-pris… J’essaie de rendre compte de cette variété-là, en publiant par exemple tout aussi bien Jean-Paul Michel, à la poésie spéculative proche de Bonnefoy, que Serge Pey, à la voix pleine d’images et de métaphores baroques et dont la poésie se rapproche de la performance. Ce sont des écritures très différentes, mais je suis heureux de les publier côte à côte, car elles reflètent la réalité de la poésie d’aujourd’hui.
Pour terminer, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur les prochaines publications ? Certains critères ont-ils guidé vos choix ?
L’édition est le reflet de l’évolution de la société. On est en train de revisiter l’histoire et de s’apercevoir des injustices, des oublis – des scandales même – qui ont pu avoir lieu dans l’Histoire. Je mentirais si je disais que je ne cherche pas à rendre justice à certaines écritures de femmes. J’en suis d’ailleurs très heureux !
Cette année je vais en publier beaucoup, volontairement : sur les dix titres prévus pour l’année 2023, huit seront des femmes. Je ne veux pas faire un manifeste, et ce n’est pas au départ une décision en tant que telle, mais nombreuses étaient celles que je voulais publier, d’Antoinette Deshoulières, poétesse oubliée du XVIIème siècle que Sophie Tonolo m’a fait redécouvrir, à Louise Glück, prix Nobel de littérature, éditée chez Gallimard mais qui n’est pas encore dans la collection, ou encore Nelly Sachs, au parcours et à l’écriture si proche de Celan, mais bien moins connue.
Je souhaite aussi faire entrer des poètes d’Afrique sub-saharienne dans la collection. Certains projets sont en cours. Plus généralement, je cherche à ouvrir le répertoire à des univers géographiques encore peu représentés. Après, je ne veux pas faire de quotas. Cela n’aurait pas de sens pour moi. Ce qui compte avant tout, c’est la qualité littéraire. Mais comme j’ai un choix à faire parmi beaucoup d’œuvres qui mériteraient d’entrer dans la collection, cela fait indirectement partie de mes critères.
Parutions récentes et à venir :
Inger Christensen, La vallée des papillons, Alphabet et autres poèmes (septembre 2022)
Aragon, Les Adieux et autres poèmes (novembre 2022)
Collectif, L’Île rebelle – Anthologie de poésie britannique contemporaine au tournant du XXIe siècle (décembre 2022)
Étienne Jodelle, Comme un qui s’est perdu dans la forêt profonde – Sonnets (janvier 2023)
Ariane Dreyfus, Nous nous attendons précédé de Iris, c’est votre bleu (février 2023)
Nelly Sachs, Exode et métamorphose et autres poèmes (mars 2023)
Vénus Khoury-Ghata, Gens de l’eau suivi de Éloignez-vous de ma fenêtre (mars 2023)
Clarisse Nicoïdski, La couleur du temps (mai 2023)
Antoinette Deshoulières, De rose alors ne reste que l’épine (mai 2023)