Au Théâtre des Déchargeurs, Camille Claris et Sarah Horoks mettent en scène six femmes dans un dialogue intérieur sous forme de procès. Instinct, culpabilité, libération des injonctions, condition féminine, rêves et cauchemars cohabitent dans une proposition mêlant figures de contes et théâtre documentaire. A la sortie, Noé et Ariane ont continué le débat…
Ariane Issartel : Alors ! parlons un peu de Celle qui sait… C’est drôle, il y avait vraiment un côté Douze hommes en colère avec ce procès, et le doute qui s’immisce… “elle doute, c’est quand même pas un crime !” ça m’a beaucoup plu, cette assemblée de femmes réunies pour juger Mme X. Un petit relent des procès au sujet de l’avortement… Et aussi de cette capacité purement féminine à se saboter mutuellement dès qu’on peut, à ne pas être assez solidaires !
Noé Rozenblat : Je ne sais pas si je parlerais de “capacité purement féminine à se saboter mutuellement dès qu’on peut”. Je pense (et c’est d’ailleurs ce qu’il m’a semblé voir dans la pièce) qu’on pourrait plutôt parler d’injonction à la condamnation, parce que ce qu’on constate, sur scène et dans la vie, c’est que si on ne suit pas le mouvement qui pointe du doigt un comportement “déviant”, on est tout de suite soupçonnée, comme par contagion, d’avoir soi-même cette tendance à la “déviance”. D’ailleurs il n’est jamais vraiment question de ladite Mme X, le vrai sujet est que toutes tombent d’accord pour la condamner… ou gare à elles ! Avec en toile de fond cette voix enregistrée, voix de femme également, mais robotique, et qui plane comme une menace… En tout cas c’est sûr qu’on commence loin de l’utopie d’un front uni d’opprimées qui se révoltent ! Alors même que la pièce nous montre qu’il y aurait de quoi…
On est tout de suite soupçonnée, comme par contagion, d’avoir soi-même cette tendance à la “déviance”
A.I. : Oui, en fait la pièce montre plutôt des voix singulières fragmentées qu’une unité possible… voire même des femmes fragmentées à l’intérieur d’elles-mêmes, entre des injonctions, des envies, des craintes contradictoires. Le dispositif de vidéo m’a paru ingénieux en ce sens… Les vidéos réparties sur plusieurs tulles blancs démultiplient l’image de ces femmes qui se posent des questions, et parfois le processus en est douloureux, les mots qui sortent font mal, et on décompose le mouvement du visage qui réfléchit avec les mains qui se tordent parfois. On dirait presque que toutes ces femmes qui parlent en leur nom propre sont aussi appelées à la barre du procès, en fait! C’est malin de faire coexister ce processus de l’entretien documentaire filmé avec la voix des comédiennes. Ça donne un arrière-plan au propos qui donne malgré tout un sentiment de communauté générale. Mais étrangement, l’union ne se produit pas complètement au plateau…
Toutes ces légendes semblent construites pour exprimer une facette différente des problèmes des femmes du XXIe siècle
N.R. : C’est vrai ! Il faut dire qu’on fait face à six personnages qui chacun représentent une sorte d’archétype. Pour ce faire, les autrices ont convoqué (idée géniale) des héroïnes de conte qui, sans forcément être très caractérisées dans les histoires dont elles sont issues (ce dont joue la pièce, dans une critique ouverte de la représentation des personnages féminins dans la fiction), évoquent chacune plusieurs éléments dans l’imaginaire collectif. Et c’est sur cette connaissance commune que sont construits les personnages ! On se retrouve donc avec une Isabelle au Bois Dormant en pleine dépression nerveuse et droguée à n’en pas tenir debout ou encore une Lucrèce Borgia sensuelle et avide de violence, devenue amère depuis qu’elle a vieilli, ce qui l’a rendue invisible aux yeux du monde. En somme, toutes ces légendes semblent construites pour exprimer une facette différente des problèmes des femmes du XXIe siècle. Et l’accent étant mis sur ces différences, l’union apparaît comme difficile… Mais pas impossible, et c’est vrai qu’on regrette peut-être l’absence sur cette scène de tribunal d’une conclusion qui apporterait une vision globale, unificatrice, des violences disparates vécues par ces héroïnes.
A.I. : Peut-être que c’est impossible ? Peut-être que c’est bien ce qui est souligné par la pièce : on voudrait mettre toutes les femmes “dans des boîtes, petites boîtes, toutes pareilles…”, et les faire condamner unilatéralement une consœur sans aucun motif, et se mettre toutes d’accord en 7 secondes chrono comme on tourne 7 fois sa langue dans sa bouche, comme s’il était possible d’unifier et de lisser une image qui au final peut et devrait rester multiple ? Peut-être qu’on peut lire aussi dans ce sens la façon dont chaque personnage s’attelle à la tâche de mettre fin à leur enfermement dans la salle du procès (et dans leur vie, et dans leur rôle, et dans leur genre?), en trouvant “la” question qui ouvrira les vannes de leur liberté. Les questions sont par essence multiples, vagues, larges, on y parle d’instinct, de sens de la vie, d’intuition…Mais impossible, peut-être, d’en trouver une seule qui résume toutes les autres ?
Le côté pot-pourri des sujets abordés reflète-t-il la nature multiforme du problème ?
C’est plus humble finalement, de ne pas prétendre résoudre le problème de l’inégalité de genre en un spectacle ! Ou alors je suis peut-être trop réductrice en ne parlant encore que d’inégalité. Le fait de rester vague sur la direction où s’orienter pour trouver “la” question est aussi un levier dramaturgique et poétique assez puissant. Il y a l’inégalité, la culpabilité, le pouvoir, l’enfermement… mais il y a “quelque chose”. Comment le définir et l’emprisonner dans une seule question ? Le côté un peu pot-pourri des sujets abordés reflète-t-il la nature multiforme du problème, et ne peut-il pas être dépassé?
Il n’y a qu’en travaillant ensemble qu’elles finissent par échapper à cette espèce de cauchemar kafkaïen
N.R. : Et en même temps, le fait que les deux actrices interprètent tour à tour les six rôles, sans que se dégage une répartition, comme si elles, ou les personnages, étaient interchangeables… tend à indiquer que ce “quelque chose” est commun à toutes. Au moins dans l’adversité. Il n’y a d’ailleurs qu’en travaillant ensemble qu’elles finissent par échapper à cette espèce de cauchemar kafkaïen. Alors c’est vrai que les autrices n’ont pas la prétention d’apporter toutes les réponses… D’ailleurs, ce qui les intéresse finalement, c’est plutôt l’obsession des bonnes questions. Celle pour conjurer le mauvais sort du “tourner 7 fois sa langue dans sa bouche”, celle qui permettra de sortir… Et puis toutes ces questions adressées dans les entretiens vidéos, qui annoncent qu’il ne peut pas y avoir de mauvaise réponse… Et finalement c’est un peu ça qu’apporte la pièce : pas des réponses, mais des questions, qui se poursuivent au-delà de la scène.
A.I. : La preuve, regarde-nous ! et c’est intéressant de voir ce qu’il peut y avoir de commun entre Alice au Pays des merveilles et Antigone par exemple, une même force de caractère, une même volonté. Si les incarnations en perdent peut-être en précision, on tisse quand même des liens entre des modèles littéraires divers, et ça permet de voir à quel point chacun de ces modèles a pu nous influencer parfois malgré nous dans notre construction ‘féminine’ (si vaste et riche ce mot soit-il) . Et puis y a-t-il une possibilité d’évolution ? Sœur Anne peut-elle prendre courage, Lucrèce Borgia s’adoucir et la Belle au Bois dormant sortir de sa torpeur ? Peut-on naviguer entre ces modèles, choisir, inventer, renverser les boîtes ?
Si on s’enfermait ensemble dans une pièce pour discuter, est ce qu’on arriverait à faire la révolution ?
Le commun et le singulier m’ont paru comme deux forces conjointes qui peuvent s’allier pour “faire la révolution” – et d’ailleurs, c’est drôle comme l’étendue des sujets abordés sur la condition féminine et la conviction commune qu’il faut changer tout cela, sans savoir comment s’y prendre, peut se rapprocher de ce rêve de la gauche de “faire la révolution”… la diversité des revendications qui se rencontrent dans des mouvements comme Nuit Debout n’a d’égal que l’étendue du combat, sans pour autant que cela en discrédite la légitimité. Il y a quelque chose d’un vaste brainstorming : et si on s’enfermait ensemble dans une pièce pour discuter, est ce qu’on arriverait à faire la révolution ?
N.R. : Peut-être… si on parvenait à “réparer notre instinct fondamental”. Cette question de “l’instinct fondamental endommagé” parcourt la pièce en filigranes à travers les vidéos d’entretiens qui viennent ponctuer les scènes. Si le procès semble lier ce leitmotiv à la question du sentiment de culpabilité omniprésent de Mme X (une entité qu’on ne rencontrera d’ailleurs jamais), les réponses des vidéos, comme celles des personnages, sont plus diverses, et nous entraînent à nous poser la question à nous-même. Finalement, j’ai ressenti que cette question était la même que celle que tu posais plus tôt : comment sortir de nos petites boîtes pas bien différentes des pupitres des accusées avec leur nom dessus ? Où est la porte qui nous permettra collectivement de sortir de ce procès permanent ? Si Celle qui sait n’apporte pas de réponse, Camille Claris et Sarah Horoks auront en tout cas trouvé les mots pour poser la base d’une réflexion… à poursuivre en conversant à la sortie !
- Celle qui sait, mise en scène et écriture de Camille Claris et Sarah Horoks, jusqu’au 26 février au Théâtre des Déchargeurs.
Discussion par Noé Rozenblat et Ariane Issartel.