Trente ans après sa sortie en salles, et invisible tout ce temps, Lune froide, sort de nouveau au cinéma et en édition Blu-ray grâce au distributeur Malavida films et à l’éditeur Le chat qui fume. Patrick Bouchitey, qui s’essayait pour la première fois à la réalisation avec ce film a entrepris une tournée nationale pour le présenter au public.

Lune Froide affiche
À mi-chemin entre histoire d’amour aux allures de conte et comédie macabre, Lune froide, adapté d’une nouvelle de Charles Bukowski, a connu une première version en court métrage en 1988. On y voyait alors deux marginaux (incarnés par Patrick Bouchitey lui-même et Jean-François Stévenin) dérober par une nuit de pleine lune le corps d’une femme à l’hôpital et en tomber amoureux avant de vivre une nuit d’amour. Le corps sera rendu à la mer où il prendra de nouveau vie sous la forme d’une sirène.

Devant le succès de ce rêve poétique de près de trente minutes, Patrick Bouchitey choisit de l’intégrer comme flash-back trois ans plus tard dans un long métrage poignant, drôle et transgressif aux allures de road movie. Il creuse en profondeur le caractère et le milieu social des deux personnages, Dédé et Simon, véritables paumés déjantés au grand cœur qui traînent leurs frusques, leur ennui et leur misère affective dans le Lorient des années 80. 

C’est à l’occasion de cette tournée que s’est déroulée la rencontre avec Patrick Bouchitey.

Nous sommes en 1988, vous êtes acteur au cinéma et à la télévision, vous sortez notamment de La Vie est un long fleuve tranquille qui a été un grand succès. Et vous vous lancez dans la réalisation de votre premier court métrage, Lune froide, en noir et blanc, sur deux paumés qui font l’amour à un cadavre. Qu’est-ce qui vous a décidé à sauter le pas de la réalisation, a fortiori sur un sujet aussi risqué ? 

Les films que j’avais tournés avec Claude Miller, Alain Cavalier, Etienne Chatilliez… m’ont donné envie de m’y mettre aussi. En tant qu’acteur, j’ai pu observer comment ils procédaient sur les tournages. Donc je m’y suis collé, comme on dit : je me suis retrouvé à tourner et à travailler à la pellicule. Quant au sujet, j’avais lu dans les années 75-78 les Nouveaux Contes de la folie ordinaire de Charles Bukowski. La première nouvelle du recueil, La Sirène baiseuse de Venice, Californie, m’avait marqué tant elle était visuellement intéressante et même surréaliste : la nuit, la pleine lune, le blanc du linceul, deux paumés qui embarquent le cadavre dedans… Mais je ne pouvais pas tourner la fin du livre, sans empathie pour le corps de la morte qui n’est que de la viande pour requin. J’ai alors eu l’idée de la faire revivre en sirène, grâce à l’amour que lui porte Simon. Voilà comment tout ça est né.

Lune froide est un conte noir, comme l’envers de la Belle au bois dormant, où la belle est déjà morte et où le « prince » ressent d’abord une attirance sexuelle avant de tomber amoureux. Aviez-vous cela à l’esprit au moment de tourner le film et est-ce une raison pour laquelle la photographie est en noir et blanc ? Pour vous éloigner du réalisme ? 

C’est tout le contraire de la Belle au bois dormant, même si la belle reprend vie dans mon film qui n’est pas du tout réaliste. Tout d’abord, la morte ne ressemble pas à un cadavre. Ici, il s’agit d’un rêve éveillé pour ces deux paumés qui touchent l’amour de très loin, qui sont frustrés dans la vie un peu vide qu’ils mènent. Cette femme magnifique se présente à eux, comme un joli cadeau de Noël. C’est aussi un hommage à la beauté et au corps de la femme. 

Lune Froide
Quand Luc Besson m’a demandé ce que je voulais faire par la suite, j’ai répondu que j’aimerais développer l’histoire de ces deux personnages pour en faire un long métrage. Cela me donnait l’assurance qu’il soit vu par un plus grand public, car les courts métrages n’étaient plus diffusés en salle de cinéma en première partie de programme depuis longtemps. On s’est lancé et on a co-produit le film, j’ai pris mon ami Jackie Berroyer dans l’aventure avec qui j’ai écrit le scénario assez rapidement. Et on a tourné à l’été 1990. Je l’ai monté dans la foulée et je n’avais même pas encore fini le mixage que j’apprends que le film est sélectionné en compétition à Cannes. Sa présentation le deuxième jour du festival était très émouvante.

Quant au choix de la couleur ou non, j’ai toujours aimé le travail du noir et blanc : les contrastes rendent l’effet moins réaliste que la couleur. Il y a quelque chose de magique dans le noir et blanc. De plus, il y a une dominante de blanc dans la lune, le linceul, le corps de la sirène.

Je dois beaucoup à Jean-Jacques Bouhon, directeur de la photographie pour le court et le long métrages, avec qui j’ai nourri une très grande complicité. Il valait mieux que ça se passe bien car j’étais devant et derrière la caméra (chose que je ne souhaitais pas au départ) et à l’époque, on ne prenait connaissance de ce qu’on avait tourné qu’aux rushes. 

Comme le titre l’indique, le film est nocturne ; la nuit est propice au mystère, aux mauvais coups ou aux amours interdits, avec la lune comme témoin omniprésent des actes d’André et Simon. En jouant avec la mort, le film désacralise le tabou de la dignité du corps humain. Craigniez-vous la réaction du public ? 

Et j’ajoute qu’ils sortent par une nuit de pleine lune, comme des loups-garous, ce qui ajoute au mystère et au merveilleux. Certes, ce n’est pas un sujet très catholique, mais je me rappelle ce que disait Pasolini sur le but de la création qui est de briser les tabous. Il s’avère que ce sujet est entré dans mon esprit et mon cœur, ce n’était pas forcément voulu, mais je ne me suis pas vraiment posé la question de la réception par le public ou du choc des consciences. Je trouvais que c’était un joli conte et qu’il n’y a rien de plus beau que de redonner vie par amour. C’est un peu ce que je fais avec le film : le fait de le ressortir lui permet de revivre. Un film est mort s’il n’est plus numérisé et ni visible en salle.

Simon est émouvant dans son amour à sens unique, tragique pour une morte, ce qui pourrait faire penser à une nouvelle d’Edgar Poe comme Ligeia. Il devait y avoir une fin dramatique avec la mort de Simon, mais vous avez préféré une issue heureuse sur la complicité des deux personnages, comme pour laisser la voie au futur long métrage qui se concentre sur leur amitié.   

Oui, j’ai tourné une autre fin où Simon mourait accidentellement et Dédé incinérait son corps avec la tante de Simon. Ensuite il dispersait ses cendres au large, dans un petit bateau, accompagné de la chienne Niquette qu’on voit au début. C’était une mer d’huile, ça s’y prêtait bien ; une sorte de poisson-sirène traversait les cendres, c’était assez poétique. Mais je ne pouvais pas garder deux fins. Décrire ce couple d’amis m’a plu ; il est toujours difficile d’être seul et j’ai vu une certaine beauté dans ces deux potes qui boivent des coups ensemble. J’ai rencontré ce genre d’asticots du côté de Lorient, dans les ports, qui vivent des situations identiques : ils boivent, ils s’emmerdent et puis l’amour est bien loin.

Le long métrage ancre davantage les deux personnages dans la réalité (milieu social défavorisé, chômage, petits boulots, alcoolisme, amours tarifées…). On s’éloigne du conte pour entrer dans une peinture de l’époque.

C’est ce que j’avais proposé à Besson : je voulais développer le côté anar des personnages, qui sont tous les deux libres, sans contraintes ni attaches. Quand ils voient le couple marié que forment la sœur de Dédé et son mari, ils se disent : « Non merci, ce n’est pas pour moi ».

C’est aussi un changement pour les personnages : Simon apparaît comme le plus raisonnable, même si l’on apprend qu’il a un côté noir ; André est le plus fou, toujours ricanant. Vous ne deviez d’ailleurs pas incarner ce rôle au départ mais vous aviez du mal à trouver un interprète.   

Au départ, je ne devais faire que la réalisation mais j’ai dû me coller à l’interprétation de Dédé aussi. En effet, des deux rôles, c’est le plus ingrat. Ce n’était pas simple d’amener un acteur à faire ce qu’on a fait, surtout à l’époque. Quant à Stévenin, je l’ai trouvé très émouvant, il a eu la générosité d’interpréter Simon. Nos relations n’étaient pas évidentes sur le tournage. Il y avait des tensions dues à une petite rivalité ; lui-même réalisateur en plus d’être acteur, il avait tourné Double Messieurs peu de temps auparavant. Il n’appréciait pas vraiment mon travail et il le faisait savoir. Après un certain flottement, j’ai fini par monter le film. Il n’y a pas de temps mort, ils sont toujours en train de faire une connerie.

On voit cette tension dans le film du tournage [présent dans les bonus de l’édition Blu-ray du Chat qui fume] : je parle avec Stévenin au moment de la scène de l’amour avec la morte, qui n’était déjà pas facile. Il me prenait la tête, mais il a assuré quand même et je lui en suis reconnaissant. 

En revanche, je n’ai pas eu de mal à trouver une comédienne pour interpréter la morte. J’étais inquiet au départ car jouer une morte et s’abandonner à l’envie de deux hommes tout en se contrôlant, c’est un rôle très difficile. De nombreuses femmes à qui j’avais parlé de cette histoire sont pourtant venues tourner les essais ; on les voit dans les bonus où je les filme sur un lit tournant. Les femmes ont plus facilement adhéré à l’histoire que les hommes. 

Le film est tellement noir à l’extrême qu’il en devient drôle, comme dans les livres de Bukowski. Il y a d’ailleurs de nombreux passages comiques, tel l’extrait où André et Simon regardent la télévision et alternent entre des discours d’Hitler et Mussolini et un match de foot. Il y a toujours un jeu sur le décalage de la situation et les extrêmes. On pourrait dire qu’il s’agit d’une comédie macabre. 

Quand on s’ennuie, on regarde la télé et on se gratte les couilles. Eux, c’est pareil, ils n’ont rien à foutre de leurs journées. C’était ça, la scène. Même si Simon travaille un peu à la poissonnerie du port, ils ont quand même beaucoup de temps libre. Quant à Dédé, c’est un glandeur professionnel qui squatte la maison de son beau-frère et crèche dans une caravane. Il n’a pas envie de travailler… Il y a beaucoup d’humour, en effet, dans les situations montrées.  

Vous avez eu à cœur de restituer une ambiance « américaine », avec un aspect western, rock, road movie. Était-ce pour correspondre davantage aux romans de Bukowski ?  

Cela correspondait surtout à un goût personnel. J’ai toujours apprécié l’ambiance du cinéma américain, les grands espaces, les routes, les phares, le rade etc., que j’ai essayé de retrouver en France et de restituer. C’est une espèce de road movie en effet, dont presque toutes les scènes ont été filmées à Lorient. Cette ville, reconstruite dans les années 50, m’intéressait pour son architecture typique. Ça aurait pu être tourné ailleurs, elle n’est pas mentionnée ; ce qui comptait, c’étaient surtout le port, la mer et la plage à proximité. La musique en hommage à Jimi Hendrix, aux Kinks, que j’écoutais dans ces années-là, a beaucoup compté aussi.

La mer est un élément important, c’est elle qui fait la transition avec le flash-back.

Oui, c’est la mer qui ramène Simon à ses souvenirs enfouis. C’est parce qu’il a les pieds dans l’eau, sur la plage, qu’il repense à la sirène dont il était tombé amoureux. Il n’avait pas eu jusque-là beaucoup de femmes dans ses bras, c’est une expérience marquante pour lui. 

On peut voir des clins d’œil que vous faites à vos précédents films : outre l’hommage à Patrick Dewaere et Xavier Saint Macary, on pense aussi à La Vie privée des animaux, des sketchs documentaires pour lesquels vous faisiez la voix off. 

Cela relevait aussi de mes goûts personnels. Concernant les animaux, je travaillais à la même époque sur ce projet-là et sur d’autres : j’ai commencé le détournement chez Canal+ dès les années 80. Faire parler un poisson convenait bien au personnage de Dédé, qui avait dû fumer quelques pétards avant, même si je ne le montre pas à l’écran. Comme il le dit lui-même, il met la télé sans le son et il s’occupe de faire les voix. Il le fait aussi avec un western.  

Techniquement, le film est aussi original, pensons par exemple aux regards-caméras, qui sont assez rares au cinéma.

La caméra est subjective quand Dédé regarde le chien Niquette, mais il n’y en a pas tant que cela. J’aime bien ce procédé, très utilisé par Jean Eustache. Un film, ça se fait d’abord sur le plateau : on voit comment on organise le cadre et on tourne. Je ne suis pas pour les story-boards. Je n’ai pas une grande carrière de réalisateur non plus, je n’ai fait que deux films, mais je suis très content de cette expérience.  

Le court métrage a remporté le Grand Prix au festival de Clermont-Ferrand, ainsi que le César du court métrage. Les réactions étaient-elles déjà mitigées ou a-t-il fallu attendre le long pour que le scandale éclate vraiment, à Cannes ? 

Le court métrage avait été très bien accueilli aux projections. Je n’ai jamais senti de tensions. Mais le public des courts métrages est différent de celui des longs, peut-être plus habitué à des expériences de cinéma. À Cannes, le film a été applaudi mais aussi hué, c’est le jeu. Gina Lollobrigida avait été outrée ; elle s’insurgeait qu’on traite et qu’on montre une femme de cette façon. Je lui ai répondu qu’elle aurait pu jouer la morte, ce qu’elle n’a pas apprécié. C’est dommage, elle aurait pu être immortalisée : les acteurs disparaissent mais les films restent. Lune froide survivra. C’est l’avantage du cinéma sur le théâtre !

Le film a longtemps été invisible, était-ce en raison de son côté choquant et interdit aux moins de seize ans ? 

S’il a été invisible, c’est aussi pour des raisons matérielles : les copies en 35 mm n’étaient pas adaptées à l’évolution numérique. De plus, Luc Besson avait revendu une partie de son catalogue à Gaumont et mon film ne correspondait pas vraiment à « l’esprit Gaumont ». J’ai donc ramé pendant des années pour que le film revive.

Plus de trente ans après, votre film ressort en salles, édité et distribué par Malavida films. Vous l’avez vous-même présenté en tournée nationale. Voyez-vous une évolution dans sa réception ? 

Aider le distributeur pour la promotion du film est la moindre des choses. J’ai été étonné, au cours de la tournée, qu’une grande partie du public l’avait déjà vu et revenait trente ans après. Aujourd’hui, avec Me Too, ce film pourrait être mal reçu mais je n’ai eu aucun souci jusqu’à présent. Je sentais beaucoup d’empathie chez les gens, c’était vraiment intéressant. Et la presse a été dithyrambique ; je n’avais pas eu un tel dossier de presse à la sortie du film.

Pensez-vous pouvoir rééditer votre second film, Imposture ?  

J’aimerais bien, mais c’est une autre aventure. Imposture est une adaptation d’un roman espagnol de José Angel Mañas, également réalisé avec Berroyer. Luc Besson était aussi de la partie : sur ce coup, il était producteur et distributeur. Je n’ai pas de marge de manœuvre, c’est entre ses mains.