Dans La sonate de Franck, nous suivons la vie tourmentée d’un pianiste, ses débuts prometteurs, son effondrement physique et moral, et sa rédemption. Telles les deux voix de la sonate, la passion amoureuse et la passion musicale se mêlent dans la vie de Vincent. La mélodie passant de l’une à l’autre, on ne saurait dire si la musique engendre l’amour ou si l’amour colore la mélodie. Et c’est toute la réussite du roman ; la vie n’est pas une suite de causalité où une rencontre artistique conduirait à la naissance d’un sentiment, où la perte de l’amour engendrerait la dépression voire la déchéance physique. Non ! Ce n’est pas une suite logique, c’est une composition formée d’accords, de dissonances, de chromatismes, de fugues, de points d’orgues aussi.
De la musique avant toute chose
La langue de Silvestre a la qualité musicale de celle de Franck. Les notes de l’un comme les mots de l’autre sont pris pour leur valeur franche. La nuance vient de leur agencement délicat mais sans fioriture. Les phrases sont courtes, le rythme est andante, et comme le rappellent les deux auteurs : sempre forte et largamente. Les sentiments saisissent les personnages au détour d’un paragraphe, brutalement. Ils les transforment, les modèlent, et les abandonnent, laissant dans leur sillage des motifs harmoniques qui peuvent résonner longtemps après, et parfois renaître dans une variation plus puissante.Le roman nous fait vivre la musique du point de vue de celui qui la produit, Il nous permet d’intégrer la psyché du musicien. L’auteur nous montre l’univers dual de l’instrumentiste qui doit créer l’émotion sans y succomber sous peine de catastrophe. Cette malédiction touche-t-elle aussi l’écrivain qui ne pourrait se laisser envahir par l’émotion qu’il suscite ? Pascal Silvestre répond résolument par l’affirmative. Tout au long du roman, il garde avec Vincent la distance de la troisième personne. Pour révéler les vérités profondes du héros, il croit davantage au regard amical de ses proches, qu’à l’introspection du sujet ou même à l’analyse du narrateur.
Un amour de Vincent
La portée du roman tient aussi à sa parenté puisque la sonate de Franck fut l’une des inspirations de Proust pour la sonate de Vinteuil
La portée du roman tient aussi à sa parenté puisque la sonate de Franck fut l’une des inspirations de Proust pour la sonate de Vinteuil. Vincent peut-il nous dire du nouveau, un siècle après Swann ? Dans un salon, Swann entend la sonate pour la première fois : « Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement musicales, inétendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d’impressions. » Alors que Vincent la découvre en déchiffrant, c’est-à-dire en lisant et en jouant à la volée, « Vincent était entré dans le clavier avec conviction. Certaines notes lui échappaient mais il s’efforçait de tenir le tempo et de souligner la ligne mélodique autant que les modulations successives. » On ne peut imaginer deux approches plus opposées. Proust décortique chaque parcelle d’impression pour nous en restituer toutes les composantes, alors que Silvestre se cantonne à un registre purement factuel. D’un côté Swann, l’auditeur dont est relatée une expérience universelle, explore les profondeurs d’une écoute introspective. De l’autre, la pensée de Vincent est oblitérée par l’exigence absolue du déchiffrage. Toutes ses capacités cérébrales sont tendues vers un seul objectif, émettre les sons lus, rendre le ton, le rythme, la force et l’intention voulues par l’auteur sans avoir le temps de penser à aucune de ces choses et encore moins aux positions des touches sur le clavier. Ainsi, au bout de la petite phrase, « à peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau continuait… » Pour Vincent pas question de se laisser aller à penser, même lorsqu’il laisse tomber la partition.
Alors quel est l’enjeu d’une nouvelle interprétation de la sonate ? La petite phrase de Vinteuil représente tout d’abord l’essence de l’émotion musicale. Au point de vue Proustien, Silvestre oppose le sacrifice de l’interprète qui doit s’abstraire de l’émotion pour l’offrir au publique. C’est le nœud de son roman : le jeune interprète incapable de cette abnégation ne peut plus jouer, alors même que lui échappe aussi l’amour dont il ne sait exprimer les sentiments.
Plus qu’une petite phrase
C’est surtout sur la nature même du sentiment amoureux que la Sonate de Franck revisite celle de Vinteuil. Car chez Proust, l’amour est toujours réflexif ; un trouble de l’âme. Que ce soit l’amour de la mère, de Swann pour Odette, ou celui du narrateur pour Albertine, c’est avant tout un sujet de tourment, d’obsession, d’interprétation. Le roman de Silvestre nous rappelle que l’amour n’est pas un air que l’on écoute, mais une musique que l’on joue. Il insiste sur le fait que les sentiments ne peuvent être vécus et imaginés simultanément. On est bien dans notre vingt et unième siècle post psychanalytique : ici et maintenant prime sur l’expérience de pensée. Pascal Silvestre parle très peu de sentiments, il nous les fait vivre. De même la musique n’est pas un ornement, ce n’est pas la bande son de nos sentiments, c’est une matière organique qui les incarne : « Le ciel se dégagea. Quelques mesures suffirent. Rien n’était si sérieux qu’il faille s’en inquiéter. Le thème en la majeur réconciliait avec l’existence. »
Ainsi, et cela étonnera sans doute l’auteur lui-même, la sonate de Franck vient réhabiliter la petite phrase de Vinteuil. Et puisque l’émotion de la musique n’est pas la musique, les tourments de l’amour ne sont pas l’amour. Alors prenons le temps de ce petit détour dans la peau du musicien, avant de retourner à nos passions.
- Pascal Silvestre, la Sonate de Franck, 6 mars 2019, JC Lattès, 18 euros 90
Éric Jeux, écrivain.
Derniers livres publiés :