Des doigts fins frôlent la terre, ils la massent puis la courbent fermement. Un visage apparaît en arrière-plan. Sur ce visage, un sourire, parfois une moue faussement boudeuse. Voici Thalia Dalecky. Lentement, les formes naissent de sa force. Plus tard, elles prendront vie à travers leurs ombres. L’artiste parisienne crée ; plutôt, elle joue. Sur Instagram, la céramiste se montre en train de façonner l’argile. Ses œuvres se déploient à travers toutes les formes féminines ou les contours androgynes. Les réseaux sociaux sont sa première vitrine. Elle expose aussi en Belgique à la galerie Balthazar Brussels et à Paris où l’on peut observer ses réalisations dans le restaurant One and one. Thalia Dalecky nous a entraîné un instant dans son univers.
Méghane Mathieu : Vos œuvres sont plutôt hétéroclites, déclinées à travers le dessin, la sculpture et même la photographie. Elles semblent avoir un point commun : mythologiques ou non, ce sont toujours des femmes. En quoi les femmes vous inspirent-elles ?
Thalia Dalecky : La céramique m’a permis de penser la matière seule sans réfléchir à ce que je voulais représenter. Et ce sont les femmes qui sont sorties de cette terre. J’ai aimé cette spontanéité qui finalement a été très thérapeutique. Ces femmes sont sans doute liées aux femmes de mon arbre généalogique qui ont subi des blessures, des violences physiques comme morales. La céramique est venue panser un petit peu les souffrances que je peux ressentir à l’intérieur de moi c’est-à-dire celles que j’ai vécues, comme celles qui ne m’appartiennent pas. La femme blessée, maltraitée est ainsi ma première inspiration.
Le fait qu’elles soient sans visage ou qu’elles ne soient que des contours, est-ce une manière d’amener les femmes à s’identifier à vos créations ?
Exactement. J’ai d’abord fait des corps émergeant, des corps qui sortent de l’eau. En fait, je crois que l’être humain est assez doué pour s’exprimer quand on le laisse faire ; libre, il est habile à dire son mal être. Ces femmes qui sortent de l’eau, qui sortent des abysses, sont des éclosions. Elles remontent à la surface par petits bouts au début : il y a là un genou, ici un bras. Ces parties du corps parfois coupées net sont un peu surréalistes, un peu daliesque. Il s’agit de symboles. Et je me suis dit que cela pouvait concerner n’importe quelle femme : chacune peut à son tour émerger.
Ces morceaux de corps sont à chaque fois plutôt ronds. L’Onde éternelle, l’Onde solaire qui sont par ailleurs des titres que vous donnez à vos œuvres font écho à la rondeur. Cela présente le regard très doux que vous portez sur le corps des femmes.
Effectivement, il y a eu beaucoup de brutalité avec les femmes de ma famille. Je crois au transgénérationnel et aux blessures qui perdurent dans le sang. Par l’art, il me semble qu’il y a une responsabilité qui pèse sur mes épaules : je dois fermer ce cycle. Je veux transmettre la douceur, et je transcende cette douleur par la douceur.
Votre geste lui-même est doux, presque caressant.
Oui, effectivement. Au début, quand je commençais la céramique dans un atelier partagé, on me disait que je “massais” mes œuvres. C’est vrai, j’ai cette sensation aussi. Ma maman, elle-même masseuse, a influencé très tôt mon rapport à la matière, à la peau d’abord, puis à la céramique.
Mais je ne peux pas toujours être délicate. C’est une question d’équilibre : il y a des moments où il faut entrer dans la terre. Alors, j’aime bien la tordre pour créer des plis naturels : sous la torsion le pli final semble presque se faire tout seul. Soudain, un cou, une hanche, un pubis apparaît.
Vos vidéos sont parfois drôles. Dédramatisez-vous la création, ou l’approche du corps de la femme ?
J’avais envie de rajouter une couleur un peu moins sérieuse. Les vidéos sont à la mode sur les réseaux sociaux. Elles ont cet avantage qu’elles rapprochent ceux qui regardent les œuvres du créateur qui les élabore. Elles dédramatisent l’acte de création : elles montrent aussi les échecs. C’est ma manière de dire : jouez !
Dans l’imaginaire collectif, l’artiste est un peu isolé, il est un être solitaire qui crée. Vous semblez au contraire briser les murs invisibles et vouloir tout montrer.
Il y a un peu des deux. Pour me régénérer, je dois être dans ma coquille. J’aime être seule. L’énergie des gens m’apporte autant qu’elle me coûte. Pour donner, je dois m’isoler.
Les moulages sont-ils faits d’après nature ou sortent-ils essentiellement de votre imagination ?
Chaque œuvre est le fruit de mon imagination, même si je m’inspire d’autres artistes – essentiellement des photographes – notamment pour les proportions. J’aspire à avoir des muses.
Les formes du corps des femmes ne sont pas toujours celles qu’on retrouve dans les diktats de la mode.
J’ai transcrit, dans un premier temps, le corps mince parce que je me suis appuyée sur mon propre corps. Je m’observe à travers les photographies, et je me tâte beaucoup pour les proportions. Mais ce n’est pas moi que j’ai voulu montrer : j’ai représenté en m’aidant de moi-même. Puis, doucement, j’ai dépassé certaines formes à travers ce travail thérapeutique. J’ai pensé à d’autres corps que je trouvais très beaux. La beauté des corps est plurielle. Cette beauté, je l’ai représentée en exagérant aussi certaines parties comme les hanches dans le bassin Désinvolte…
À la réflexion, je pense avoir accompli ce cycle de sculptures de femmes, parce que tout d’un coup, comme pour les corps féminins, des visages un peu aplatis, un peu allongés, en équilibre sont sortis spontanément de l’argile.
J’ai pu inviter l’homme. Mais pas seulement : j’ai pu inviter, par là même, ma vision du genre et du sexe sans jamais rentrer dans une réflexion sur le féminisme ou l’homosexualité. Je veux voir tout le monde de la même manière. Je veux voir l’âme, et seulement l’âme. Toutes les âmes ayant des visages, j’ai choisi d’évoquer seulement le visage, sans dire si cette face est celle d’un homme ou d’une femme.
Et ceux-ci sont intarissables. Je joue avec l’espace désormais entre les êtres, entre ces visages. Je rends concret pour ainsi dire, l’air entre les gens. Je cherche encore la belle formulation qui pourrait les décrire.
Cet espace entre ces deux visages, vous semblez aussi le matérialiser à travers les ombres que la sculpture projette dans un espace. Pour mettre en valeur vos réalisations, vous faites des photographies de ces ombres.
Mes ombres m’aident à faire d’autres sculptures. Je prends très souvent mes œuvres en photo et je joue avec pour en faire d’autres créations. Quand je les aligne et que j’observe les ombres, il se passe beaucoup de choses.
Aussi, l’un des points qui fait votre particularité, c’est votre rapport à la photographie. Vous créez une forme et vous jouez avec elle à travers cet autre médium. Ou encore, vous vous associez avec une photographe, Chantal Convertini, qui met en valeur un buste que vous avez façonné.
J’ai toujours aimé la photographie sans vraiment en maîtriser la technique. Mais, quand j’ai compris que pour mettre en avant mon travail sur les réseaux sociaux, je devrais miser dessus, j’ai voulu progresser. De fil en aiguille, mon œil s’est aussi familiarisé avec la photographie, et les résultats m’ont de plus en plus satisfaite. Combiner les deux arts me plait beaucoup. Je pense faire des impressions de celles qui montrent les ombres. De plus, la photographie m’aide à faire évoluer mes dessins : avec elle, je peux calquer et transformer à l’infini.
Chantal Convertini m’inspire énormément à travers ses autoportraits. Je me retrouve beaucoup dans son art, dans sa douceur. Son travail est intéressant parce qu’elle estompe le poids dans ses photographies : en effet, certaines de mes sculptures sont lourdes à porter. Avec mes œuvres, elle se met au défi. Cette collaboration va se poursuivre. Elle va bientôt se mettre en scène avec une autre de mes réalisations.
Vous apparaissez aussi dans vos photographies, qui sont d’une certaine manière, des autoportraits. Vos œuvres complètent votre visage.
Oui, cela illustre la relation un peu amoureuse que j’entretiens avec mes sculptures, avec la terre.