Le parcours de Rolf De Heer est intrigant. Né aux Pays-Bas mais exilé en Australie depuis son plus jeune âge, son cinéma n’aura cessé d’étudier les fondements de ce pays scindé en deux, entre grandes villes anglo-saxonnes et contrées où résident les derniers Aborigènes. Dans The Survival of Kindness, présenté à la Berlinale, ce désert aride devient le dernier point de départ d’une humanité au bord de l’extinction.
Peut-être est-ce dû à nos conditions de visionnage, il n’empêche que The Survival of Kindness débute in medias res, sans logo de production et sans générique, comme un choc, sur ces hommes couverts de masques à gaz dont les quelques paroles sont réduites à des grognements et des sifflements. L’univers présenté est déroutant et surtout cauchemardesque. Devant eux, un monde en miniature, comme un moyen d’affirmer que l’on sort immédiatement de la fiction pour être plongé dans un futur tangible. Deux de ces hommes aux allures de bogeyman emmènent une femme noire, enfermée dans une cage, au beau milieu du désert, où elle sera abandonnée pour mourir. Pourtant, ce plateau vide ressemble d’abord à une gigantesque page vierge sur laquelle le réalisateur va lentement et consciencieusement écrire son histoire. La première demi-heure – les premières vingt minutes ? nous perdons nos repères – est sidérante, une sorte d’étude expérimentale d’une nature parasitée par l’apparition inopinée de cette cage de fer. Cette femme, qui pourrait incarner le récit, est piégée par cette cage, personnage à part entière et peut-être elle-même métaphore possible de l’angoisse de la page blanche. Avant de finalement s’en extirper, elle doit subir, souffrir et regarder ce monde qui vit cycliquement devant ses yeux. Le temps passe, le ciel s’assombrit puis le soleil se lève de nouveau. Des fourmis sortent de la terre et mènent un combat acharné, puis se rétractent dans la même fente d’où elles avaient surgi.
Remonter le temps
Quand la porte s’ouvre enfin, notre personnage peut ainsi se mouvoir et traverser le cadre horizontalement, de gauche à droite : l’histoire se met en marche. Dans ce monde post-apocalyptique qui semble contenir tous les fantasmes d’un certain cinéma d’anticipation (guerre nucléaire, épidémie, catastrophe climatique), les destins vont alors se croiser. Cette femme, qui va progressivement évoluer, trouver des chaussures, puis des habits, et des armes, rencontre, par la même occasion, d’autres destins et chemins de croix que la caméra aurait pu suivre : un homme transportant un cadavre, un autre veillant sur le corps de sa femme… Mais le réalisateur a fait son choix, c’est ce corps meurtri et ce regard parfois insensible qu’il a décidé de suivre jusqu’aux confins de notre monde. Ces confins en question ne ressemblent pas à ceux auxquels aboutit un voyage initiatique. Jamais le film ne s’approchera du marasme ésotérique habituel. Au contraire, la femme semble traverser l’histoire de l’humanité (et du cinéma ?) : de ce village tout droit sorti d’un western américain à cette étrange ville fantôme dans laquelle elle s’amusera avec des mannequins habillés en colons. Au désert succède la forêt, puis la montagne. Cependant, au lieu de continuer inlassablement ce voyage dans le temps jusqu’à la destruction de l’univers (on pense un temps au Ghost Story de David Lowery), son parcours s’interrompt net, dans une ville bien plus évoluée, en pleine époque industrielle. Du jaune au vert de la nature pour finalement arpenter des usines aux teintes grisâtres, l’évolution de l’humanité ressemble à une triste régression.
Les signes et symboles qui traversent le film ne le rendent jamais complètement rhétorique, on a surtout l’impression d’être confronté à des images.
Au milieu de cette traversée endolorie jonchée de cadavres éparpillés sur le chemin, l’humain réapparaît progressivement. Mais c’est là aussi un retour en arrière, ces mêmes hommes encagoulés qui accaparaient l’image dans l’introduction semblent totalement dominer les ruines de notre humanité. Métaphorisant tous les maux de notre société, ces monstres dénués de visage pourchassent des hommes et des femmes noirs pour les réduire en esclavage. Plus tard, drapés de longs manteaux gris, semblables à des SS, ils exécutent des inconnus. Alors que les ruines de notre civilisation auraient pu mener l’humanité à un examen de conscience sur les causes de son apocalypse, son instinct de survie et sa détestation de l’autre font resurgir les pires atrocités de notre histoire.
L’image contre le discours
Ce monde glaçant renvoie à une idée universelle, comme en témoigne l’apparition du titre dont les lettres se meuvent inlassablement afin de s’écrire dans tous les alphabets possibles. Bien qu’il s’agisse d’une dystopie, le réalisateur ne cesse de convoquer le passé pour nous faire comprendre que l’être humain est voué à répéter inéluctablement les mêmes erreurs. Cependant, la grande force du récit est de ne jamais tomber bêtement dans certaines affres du cinéma expérimental. Les signes et symboles qui traversent le film ne le rendent jamais complètement rhétorique, on a surtout l’impression d’être confronté à des images, à des situations cinématographiques. Le chemin de cette femme est parsemé de mystères et de possibles : une femme ensanglantée hurlant au milieu de la forêt, deux adolescents qu’elle rencontre dans la dernière partie. Le projet de Rolf De Herr est grandiose en ce qu’il parvient à nous transmettre sa vision du monde tout en restant énigmatique. L’aller-retour qui compose le film, et qui ravive à notre mémoire celui, plus spectaculaire, du dernier Mad Max, prend la route inverse du film de George Miller. Le départ est empli de promesses et d’espoir tandis que le retour est désespéré. La lutte n’a plus lieu d’être, et l’histoire se referme sur la même page blanche avec laquelle elle avait débuté. Peut-être que tout cela n’était qu’un rêve.
- The Survival of Kindness, réalisé par Rolf De Heer avec Mwajemi Hussein, Deepthi Sharma et Darsan Sharma. En salles le 13 décembre.