Écrire comme on collecte et on récolte les bruits que sème la ville. Milène Tournier est une poétesse qui capte la ville en la marchant. Que lui murmure-t-elle donc qu’on ne prendrait pas le temps d’entendre ? Comment fait-elle pour capter le souffle d’une ville au milieu des tumultes ambiants, pour discerner les voix qui se confondent et s’échappent au moment où on commence à peine à les identifier ? Ce que m’a soufflé la ville paraît chez Le Castor Astral et libère ces échos dans ce nouveau recueil.
Beaucoup ont cherché à quitter les villes après avoir été contraints d’y demeurer entre quatre murs pendant plusieurs semaines, avec la crainte d’y devoir rester encore. Certains diraient sans doute que les livres ont permis et permettent toujours de s’évader et que le confort d’un espace densifié est incomparable au morne calme de tout ce qui s’éloigne de la capitale. Beaucoup de textes s’écrivent d’ailleurs à partir des villes ; elles en sont un point de départ non négligeable, parfois même un décorum qui tient une place toute aussi importante qu’un personnage, qu’il soit issu d’une certaine tradition romanesque jusque dans la poésie contemporaine. Pour autant, ici, la ville n’est pas une espèce de cadre spatial figé qui permettrait de reconnaître des lieux communs ; elle se joue du cadre dans lequel elle s’inscrit pourtant précisément pour voir plus large. Par là-même, l’écriture s’éloigne donc de la promenade touristique pour devenir une sorte de marche diachronique entre surgissements du présent et remémoration de souvenirs qui reviennent et cohabitent, temps d’une déambulation-divagation.Cette bibliothèque entre quelques cimetières
J’aimerais écrire un livre qui soit comme la collection entière de Photo Poche. Un livre avec le risque du temps mais pas le risque de la mort, parce que j’aurais déjà renoncé à quelque chose d’immense pendant la vie, depuis la vie, et même si ce quelque chose auquel j’ai renoncé me fait me demander si j’ai le droit de rester sur terre. Mais alors si je reste, rester. On est humains idiots, qui prenons des décisions, qui nous prenons des décisions, et nous y tenons, avec sérieux et gravité, mais parce que cette gravité est celle qui nous permet : le matin.
Milène Tournier fantasme le film d’une ville fantôme au-dessus de la ville qui lui souffle sa vie. Contrairement à ses précédents livres, la déambulation qu’elle semble opérer ici se rapproche davantage de la promenade quotidienne que l’on peut pratiquer dans les grandes villes, jour de pluie ou non ; on côtoie des endroits qui nous deviennent familiers au fur de la marche-lecture qui s’opère dans ce texte.
Cette marcheuse-poétesse est pleine de ses habitudes; elle revient sur ses pas, retrouve ses repères, rappelle qu’elle était déjà venue à cet endroit et qu’elle y reviendra sans doute. Si ici la poétesse se permet de formuler un souhait de totalisation – celui d’une collection entière de toutes les photos qui tiendraient dans sa poche -, sans doute que l’immersivité de l’écriture la rapproche davantage du film de Super 8 que l’on rembobinerait inlassablement tout en le laissant miraculeusement intact. La ville est pleine de ses vivants, les morts en sont désormais exclus, alors il faut toujours qu’ils soient un point de départ ou une arrivée promise – mais pas redoutée – pour que l’hommage quotidien ne soit pas l’oubli de notre condition mortelle.
« J’ai posé longtemps les mains à mon crâne
Je savais : vie et mort sont là, le reste
N’est que le réel. »
Cette écriture du réel aux côtés de laquelle nous continuons de marcher – quand bien même le trajet sera toujours le même puisque quotidien – fonctionne suivant de multiples motifs disposés en écho pas tout à fait comme une forme de ressassement permanent mais comme un rappel régulier et humble d’un devoir mémoriel à effectuer sinon pour les autres, au moins pour soi.
Il n’est pas question pour ce recueil de fixer la mort comme on observerait une pietà dans une église, interdit et ému. Cette écriture du réel aux côtés de laquelle nous continuons de marcher – quand bien même le trajet sera toujours le même puisque quotidien – fonctionne suivant de multiples motifs disposés en écho pas tout à fait comme une forme de ressassement permanent mais comme un rappel régulier et humble d’un devoir mémoriel à effectuer sinon pour les autres, au moins pour soi. Car toute la ville est devenue une sorte de mausolée où vivants et mourants se retrouvent, se regardent et parfois se traversent. C’est l’adresse d’une voix, le frôlement d’une caresse (fusse-t-elle adressée par mégarde ou par hasard dans une rame de métro) ou bien d’un simple regard plus inattentif que fixé. Si la ville que l’on peut fréquenter est connue pour son âpreté, la circulation qu’en propose Milène Tournier la rend tout à la fois douce et affectueuse. Il n’est pas question pour l’écriture de transformer ce qu’elle observe comme une espèce d’alchimie quasi-instantanée et toujours promptement efficace mais plutôt de résoudre ce qui, dans l’observation, a marqué de sa présence : une voix enfantine qui épelle un mot, une adresse publique à laquelle personne ne répondra tout comme un panneau d’affichage renouvelé annuellement.
« La dame voudrait
Qu’on la laisse entrer au cimetière la nuit
Et voir son mari.
Même à l’hôpital, ils la laissaient. »
Ainsi la mort et la vie cohabitent en ville si bien que si le spleen nous prend, il est rapidement sinon effacé au moins rejoint, plus humblement, par la douceur d’une observation.
« J’aime les cimetières.
Je voudrais même, peut-être, avoir mon prénom sur une tombe,
Mais pas mon corps dedans. »
La rue communiante
Dans la ville qui abrite la jeune femme, les bibliothèques sont des points de rendez-vous tout aussi importants que les cimetières ; elles trônent donc de manière toute aussi régulière dans ce texte. Elles sont parmi ces rares lieux où l’on ne se croise pas toujours mais où s’arrêtent celles et ceux qui acceptent de se retrouver avec d’autres, parfois sans même consulter de livre. Ce qui compte, au fond, est assez simple : trouver un lieu à occuper, s’accorder à s’occuper un peu de soi ou ensemble les uns des autres. Quoi qu’il arrive, c’est un rendez-vous important et récurrent qu’il ne faut pas manquer et auquel tout le monde aura toujours accès. Plutôt que par d’autres lectures qu’elle aurait pu faire, la poétesse nous donne accès à sa propre bibliothèque – de quartier ou d’élection – et, comme elle, notre regard se fixe sur tout ce qui est autour des livres et donne envie de revenir pour d’autres raisons qu’un emprunt ou la réservation d’une prochaine lecture.
« Bibliothèque Melville.Sans doute à cause du téléphone, et tant passer du temps dessus Je m’aperçus un jour Que je ne lisais plus que la page de gauche des livres Comme si tout le livre fut une traduction. » | « En attendant treize heures que la bibliothèque ouvre, il a secoué le paquet de chips au-dessus de sa bouche, pour les dernières miettes. Il était, ça se voyait, en pleine reconversion vers bientôt la détresse. Avec peut-être la décision prise de se suicidder, mais d’ici-là lire, plein de poésie. Je sèche ma pluie à la bibliothèque. » |
De la même manière, plus que tout autre endroit, c’est la rue que l’écriture et la voix habitent. La poétesse déambule de quartier en quartier, écrit et écoute dans les transports si bien que les lieux clos – lorsqu’ils sont évoqués – semblent se présenter comme des abris passagers et sereins. La jeune femme observe parfois celles et ceux qui habitent la rue plus qu’elle ne le fait, bien que malgré eux. Elle les croise souvent et semble même avoir développé une certaine intimité avec plusieurs figures qu’elle convoque de manière régulière dans ce livre : elles sont le contrepoint statique et se présentent comme les repères rouges que l’on peut retrouver sur toutes les cartes, en fonction du quartier fréquenté : « vous êtes ici » – et nous, avec eux.
« Il était absent et j’ai vu l’endroit derrière le poteau où le clochard range ses cartons.
Dont, après, il se fait cabane ici, sur la grille.
Il a une pancarte avec son âge, « j’ai soixante-sept ans ».
Et son âge change avec les années, son carton est réaliste, l’an passé c’était soixante-six.
Et « j’ai faim», ça ne change pas . »
La petite panique des solitudes
La ville souffle parfois des imprévus, petits tracas du quotidien ou crainte d’un accident auquel on se retrouve confronté. Dans son souffle, elle souffre de l’absence de ceux à qui l’on rend hommage tout comme ceux qui manquent à nos vies parce qu’ils ne sont pas encore parvenus jusqu’à nous, malgré la promesse de l’horoscope d’un journal qui sera recyclé dès le lendemain pour promettre et prédire de nouveau un bonheur permis puisque formulé. Dans le souffle des villes nous parvient la petite panique des solitudes qui se retrouvent tétanisées face à tous les désormais impossibles retours. La boîte à livres de la bibliothèque est condamnée le temps des travaux et il nous faudra désormais accepter le retard avec son rappel automatique qui viendra régulièrement nous rappeler à l’ordre quand bien même nous étions là, face à la porte (mais elle était fermée puisque c’était lundi).
« « Bonne nuit quand même »
A dit l’homme et
On pouvait tout imaginer. »
Croiser la solitude, c’est aussi une forme de consolation pour celui qui se sentirait comme un accompagnateur de trop dans cette déambulation face à celle qui lui montre tout et à qui il n’a rien à montrer.
Quand ces petites solitudes envahissent le recueil, c’est pour nous rappeler que nous vivons près d’elles sans pour autant chercher à nous en émouvoir puisque la douceur est présente à égale mesure. Simplement, croiser la solitude, c’est aussi une forme de consolation pour celui qui se sentirait comme un accompagnateur de trop dans cette déambulation face à celle qui lui montre tout et à qui il n’a rien à montrer. Alors, la voix de la marcheuse propose de regarder à deux pour réussir, plus tard, sans elle, à accompagner les prochains yeux qui suivront nos pas vers ces chemins rencontrés ensemble.
« Un homme en combinaison orange entrait dans la grande fontaine sur l’esplanade. Il avait de l’eau jusqu’aux cuisses. J’ai pensé aux suicidés des fontaines. A quelqu’un dont on verrait le désespoir pas parce qu’il serait mort mais parce qu’il aurait cru qu’une fontaine suffirait. (…) Il suffit de disparaître pour que tout, absolument, redevienne sauvage. »
Il y a aussi toutes ces figures qui paniquent dès qu’elles ne sont plus accompagnées. Alors la voix qui marche les indique sur son chemin comme pour aller tendre une main sur le chemin du retour, si la personne est encore là et que l’aide s’avère encore nécessaire. Elle a la pudeur et la politesse de ne pas se mêler de ce qui ne la regarde pas mais elle propose d’agir à sa place, comme si c’était nous qui réglions la cadence des pas comme celle des lieux.
« « C’est quand même fou que je ne puisse pas
Retirer des sous à cause du soleil ! »
S’est plaint la dame devant l’écran du distribanque
Illisible à cause, plein août, de trop de lumière. »
Il y a, en dernier lieu, ces solitudes accidentées, qui croisent la narratrice et auxquelles elle a peut-être appartenu, juste avant ce recueil. La violence devient intolérable, nous heurte et nous malmène et l’on ne comprend pas immédiatement comment elle nous parvient au milieu de la ville ni comment la transcender.
« Les pompiers, à celui qui a causé l’accident,
Assurent qu’ils sont là pour le sauver et pas le juger.
Mais le corps emprisonné dans sa cabine de camion,
il hurle en pleurs,
Lui qui a deux enfants et en a tué deux, il veut
Être tué et être mort. »
Sans doute que la réponse à cette ultime station poétique est formulée dans l’adresse à la deuxième personne qu’a révélé à de multiples reprises celle qui marchait pour nous et qui désormais nous permet de quitter cette ville sans elle. Elle avait à montrer tout ce qu’elle avait vu pour goûter de nouveau au plaisir du silence. Et l’on peut désormais quitter la ville sans elle puisqu’elle est consolée.
« Je me passerai aussi
Bientôt.
De ton absence. »
Crédit photo : (c) Annabelle Verhaeghe