En 2024, George Miller consacrera à l’impératrice Furiosa, un spin-off que les afficionados de Mad Max attendent fébrilement. D’ici là et loin du tumulte postapocalyptique de la saga, il met en scène un duo d’amoureux qui ne quitte plus sa chambre d’hôtel.Ils se racontent toutes les histoires du monde.
Chez Victor Hugo, les Djinns sont des « fils du trépas » qui se déplacent en troupeau et font chanceler la maison du narrateur avant de s’éloigner dans un bruissement d’ailes. Le djinn de Miller, incarné par Idris Elba, n’est pas menaçant pour un sou. C’est un magicien au cœur un peu trop tendre et à l’air mélancolique. Après quelques siècles passés à maugréer contre le sort à l’intérieur d’un petit flacon de verre, il apparaît à Alithea (Tilda Swinton), une narratologue de renom venue donner une conférence sur la fonction thérapeutique des mythes à Istanbul. Alors que le génie se dit prêt à exaucer les trois vœux que formulera sa libératrice, Alithea n’est pas disposée à lui faire confiance. Elle préfère prétexter une inquiétude plutôt que d’admettre qu’elle n’a plus rien à désirer et qu’elle est donc incapable de formuler des souhaits. Pour comprendre son obstination et l’amadouer, le djinn se met à lui raconter les errances amoureuses qui ont, par trois fois, causé sa perte. Au gré de l’exploration d’une mémoire vieille de trois mille ans, les récits donnent naissance, sous nos yeux ébahis, à des mondes disparus. Miller ne célèbre pas tant les vastes contrées de l’imaginaire qu’il ne rend hommage à la parole poétique inspirée par l’amour.
L’amour liquide
L’alternance entre le huis clos d’une chambre d’hôtel et les promenades dans les terres de la reine de Saba est soulignée par un chapitrage en lettres d’or sur la page brunie d’un livre de contes. Miller nous avait plutôt habitués aux coups de frein et aux coups de sang d’un montage turbulent et cartoonesque dans Mad Max : Fury Road (2015). Ici, sur le modèle des Mille et une nuits, chaque récit engendre le suivant dans une narration à la fois souple, presque lâche et d’une très grande fluidité. Ni commencement, ni clôture ne limitent les histoires que raconte le djinn. Exactement comme dans un conte, un bref moment est saisi hors du temps et du cours de l’histoire. Aussi aisément qu’Alithea, nous enjambons les siècles et les frontières géographiques. Les mondes créés par Miller renvoient à l’Orient des fables, avec harems, pluie d’or, princes sanguinaires, intrigues de cour et palais somptueux. Trois femmes et un djinn y perdent raison parce qu’ils tombent amoureux. Alithea et son djinn entretiennent le désir qui les porte irrésistiblement l’un vers l’autre par une conversation et réécrivent ensemble l’histoire pour entretenir la douce illusion d’une romance.
Matière subtile
Passée la mauvaise surprise de quelques images de synthèse bouffonnes dans la première partie du film – qui fait néanmoins d’emblée entrer dans le registre du merveilleux – le plaisir visuel ne fait que grandir. Non seulement les couleurs chatoyantes des mondes merveilleux sont magnifiques, mais certaines scènes exploitent l’idée selon laquelle la matière elle-même contiendrait une infinité de potentialités plastiques. D’abord, le djinn est composé de « feu subtil » tandis que les êtres humains sont faits de poussière – Miller littéralise cette image en donnant à voir des particules qui flottent dans un rayon de soleil, suggérant une présence-absence.
Ensuite, la connaissance est un nectar précieux que l’on peut, moyennant quelques talents de magicien, mettre en bouteille – on assiste alors au miracle d’alchimiste qui consiste à transformer les livres en une mélasse rose. Tout est matière semble suggérer Miller après avoir démontré les pouvoirs régénérants du lait maternel dans le dernier volet de Mad Max. Même les figures mathématiques et les nombres deviennent comparables à des étoiles qu’observe en rêve une jeune femme faustéenne avide de science dans le troisième conte. Les choses et les êtres sont aussi malléables que les frontières entre le rêve et la réalité sont poreuses. Miller traduit cette idée par une mise en scène très inventive, à grands renforts d’amples mouvements de caméra, qui repose sur une succession d’images bizarres et d’intrigantes métamorphoses. Parce que les liens de l’attachement sont liquides, les possibilités des histoires d’amour sont innombrables et les promesses de récits illimitées. C’est peut-être ce qu’Alithea avait oublié. En s’aventurant dans le monde magique de la mémoire d’un génie peuplé de créatures mythiques, elle découvre les secrets de sa vie intérieure. Leurs existences entremêlées donnent naissance à un nouveau conte, précisément celui que nous raconte Miller (« Si je vous raconte mon histoire sous la forme d’un conte, vous serez plus enclin à me croire… il était une fois… » nous dit Tilda Swinton en ouverture du film, scellant ainsi le pacte féerique), sur un mode peut être naïf mais extrêmement attachant.
Trois mille ans à t’attendre agit sur nous comme un philtre d’amour
Dans Mad Max, la fascination vient d’un état de transe visuelle et auditive – qu’on se rappelle par exemple les éclats stridents du camion-orchestre dans le troisième volet. Trois mille ans à t’attendre agit sur nous comme un philtre d’amour. Les images et la parole ouvrent les portes sur une rêverie et adoucissent le retour à une réalité tapageuse qui occupe la dernière partie du film, indéniablement moins convaincante. L’hommage rendu par Miller à la forme pure et au pouvoir d’enchantement de la fiction relève presque d’une position anachronique. Et il aura fallu trois mille ans pour s’en ressouvenir.
- Trois mille ans à t’attendre de George Miller, avec Tilda Swinton et Idris Elba. En salles depuis le 24 août.