En ce mois de mars, deux mises en scène de la célèbre pièce de Maeterlinck, Les Aveugles, se jouent en même temps. Clara Koskas aux Déchargeurs et Julien Dubuc au festival Marto proposent deux interprétation personnelles et poétiques de ce drame symbolique aux accents tragiques et métaphysiques, l’une en réalité virtuelle et l’autre à l’aide d’outils traditionels du théâtre : masque, marionnette, musique. Deux propositions qui explorent les capacités du théâtre à communiquer avec l’au-delà du visible.
Maurice Maeterlinck n’est pas le plus monté des dramaturges francophones, mais, par un hasard du calendrier, se jouent actuellement deux mises en scènes différentes de l’une des plus saisissantes pièces de l’auteur Prix Nobel de Littérature 1911, Les Aveugles. Simple coïncidence ou véritable air du temps ? Dans ce court drame symboliste, publié en 1890 entre ses deux grandes pièces La Princesse Maleine et Pelléas et Mélisande qui révolutionnèrent le théâtre européen de la fin du siècle, douze aveugles, six hommes et six femmes de tous âges, perdus dans une ténébreuse forêt septentrionale, attendent le retour du prêtre leur guide, ignorant encore que celui-ci gît mort au milieu d’eux. Attentifs aux signes de la nature bruissante, déboussolés et désespérés, les plus sensibles d’entre eux semblent néanmoins être en prise avec une autre dimension de la réalité, plus profonde et mystérieuse. De cette pièce quasi-mystique, les metteurs en scène Clara Koskas et Julien Dubuc proposent deux interprétations très personnelles qui contrastent par leurs approches extrêmement distinctes.
Une mise en scène fidèle et poétique
Le visage recouvert de blanc des comédiens est une proposition esthétique puissante et riche : symbolisant la cécité, évoquant à la fois acteurs de nô et tragédiens antiques, ancrant ainsi la pièce dans une universalité du tragique.
La mise en scène de Clara Koskas et sa compagnie Populo, présentée au théâtre des Déchargeurs, concentre l’action sur les personnages, en resserrant leur nombre. Les Aveugles ne sont plus douze, mais huit : trois hommes, deux vieilles qui prient, une mère muette, et surtout la Jeune Aveugle et la Vieille Aveugle. Cette réorganisation, en soulignant le rôle central de ces deux dernières, n’altère en rien la pièce : elle gagne en force et intensité ce qu’elle perd en polyphonie. S’ouvrant sur un râle dans la pénombre, la proposition se veut fidèle au texte de Maeterlinck, dont elle respecte le décor, les tonalités et le rythme, tout en mobilisant avec grande qualité d’autres genres et traditions théâtrales qui lui servent à signifier par d’autres moyens les mystères édifiés par le texte. Ainsi, le visage recouvert de blanc des comédien.ne.s est une proposition esthétique puissante et riche : symbolisant la cécité en étalant sur leur face la blancheur supposée de leurs pupilles, elle tend vers le jeu masqué, évoquant à la fois acteurs de nô et tragédiens antiques, ancrant ainsi la pièce dans une universalité du tragique.
Une aura crépusculaire et funeste plane ainsi sur cette assemblée de non-voyants
La présence de marionnettes n’aurait quant à elle sans doute pas été reniée par Maurice Maeterlinck, lui qui a composé dans les années 1890 Trois petits drames pour marionnettes (Allanide et Palomides, Intérieur, et La Mort de Tintagiles), et qui a théorisé le concept de celle-ci comme le moyen par lequel se délester de la « présence active de l’homme » afin d’élever « la scène au niveau du poème » – dans un contexte de renouvellement des formes contre le réalisme dominant. Dans la mise en scène de Clara Koskas, les marionnettes (sans dévoiler leur rôle), participent du brouillage entre morts et vivants – de la même manière que les faciès blancs donnent aux personnages un aspect spectral voire cadavérique. Une aura crépusculaire et funeste plane ainsi sur cette assemblée de non-voyants, comme il sied à cette pièce que l’auteur avait située au cœur de sa « petite trilogie de la mort ».
Le formidable travail musical enfin, avec de magnifiques morceaux a cappella en plusieurs langues étrangères, vient ouvrir la pièce sur cette dimension mystique indicible. De ces aveugles esseulés, dans une forêt hostile, sur une île elle-même isolée au milieu de l’océan, peut-être métaphore de la condition humaine, s’élèvent en ces moments de détresse absolue des chants d’une pureté absolue, déchirant l’espace sur un au-delà du sensible, vibrant dans la petite communauté que nous formons avec eux le temps d’un soir.Travail remarquable, précis et parfaitement maîtrisé, Les Aveugles de Clara Koskas constituent une fusion parfaite entre fidélité à l’oeuvre d’origine et modernité des propositions, à travers les emprunts aux techniques du masque, de la marionnette, et du chant. On peut seulement reprocher à cette mise en scène, qui épouse avec joie le projet maeterlinckien, de ne pas s’y donner encore plus entièrement, pour nous y emporter tout à fait : quelque chose nous retient encore un peu trop dans le réel, et il s’agirait sans doute de faire encore plus ressentir cet environnement bruissant au rôle si ambigu dans le texte de Maeterlinck, et de développer une certaine radicalité dans le jeu d’acteur, là où, bien que sans faute, il demeure encore un peu sage et attendu dans sa restitution de cette langue si évocatrice.
Une expérience immersive frustrante
L’utilisation de l’outil technologique prend tout son sens, faisant écho aux paroles de la Jeune Aveugle : « Mes paupières sont fermées, mais je sens que mes yeux sont en vie… »
Julien Dubuc et la compagnie INVIVO, artiste associé aux Gémeaux, proposent quant à eux une adaptation des Aveugles en réalité virtuelle. Dans cette expérience immersive, créée lors de la Biennale NEMO en 2021 et programmée en ce moment dans le cadre du Festival Marto (Objets et marionnettes), douze participants prennent place en cercle, tels les aveugles de la pièce, et sont transportés dans un autre monde perceptif au moyen du casque de VR et d’un casque audio. Proposition hybride au croisement du théâtre et des arts numériques, Les Aveugles de Julien Dubuc prend le parti de la réalité virtuelle comme outil pour reproduire la sensation des personnages : une vision détachée du réel matériel, mais augmentée, où les perceptions des autres sens se traduisent par une série de représentations visuelles plus ou moins abstraites figurant tantôt la forêt, tantôt un monde plus spirituel. A ce titre, l’utilisation de l’outil technologique prend tout son sens, faisant habilement écho aux paroles de la Jeune Aveugle : « Mes paupières sont fermées, mais je sens que mes yeux sont en vie… »
L’immersion commence dès l’entrée en salle, nimbée d’obscurité, où trône au milieu une imprimante 3D, occupée à recouvrir le sol de feuilles d’arbres en plastique. Un monde de simulacre donc, qui contraste avec la « très ancienne forêt d’aspect éternel » où Maeterlinck situe son action, mais qui ancre la pièce dans dimension dystopique tout aussi angoissante. Plongeant ses participants-spectateurs dans la situation des douze aveugles, la mise en scène ne pousse cependant pas l’expérience immersive jusqu’au bout, puisque nous écoutons à travers le casque les voix enregistrées des comédien.ne.s. Nous demeurons alors dans un entre-deux où l’emporte malheureusement le côté passif. C’est d’autant plus regrettable que le travail de jeu nous laisse un peu sur notre faim, n’arrivant pas à faire entendre les aspects les plus symboliques du textes. En outre, il est dommage que, alors que nous portons des casques audio pendant toute la durée du spectacle, la création sonore n’ait pas cherché à intégrer d’une manière ou d’une autre les nombreuses indications sonores distillés par l’auteur dans son texte, véritable partition du monde qui s’adresse aux aveugles. Ainsi, la vue demeure paradoxalement le sens plus sollicité, là où l’apport des nouvelles technologies aurait sans doute pu permettre de s’abstraire d’un régime visuel de rapport au monde.
Quel message faut-il lire alors dans cette coïncidence qui voit deux mises en scène de ce drame métaphysique concomitantes en ce mois de mars ? L’actualité des Aveugles tient sans doute à ce mystère de la cécité clairvoyante, de ce rapport à la fois angoissé et authentique au monde, de cette inquiétude et du sentiment d’abandon des personnages dans une forêt dont les signes ne sont jamais évidents – à l’heure où l’humanité semble à nouveau s’avancer et aveugle et isolée dans un avenir sombre. Chacune à leur manière, les mises en scène de Clara Koskas et Julien Dubuc proposent ainsi, non sans maladresse, mais avec beaucoup de poésie et d’inventivité, de se confronter collectivement à l’obscurité.
- Les Aveugles, mise en scène Clara Koskas, jusqu’au 28 mars, aux Déchargeurs (Paris)
- Les Aveugles, mise en scène Julien Dubuc, du 11 au 19 mars au Théâtre Jean Arp de Clamart, et du 24 au 26 mars à l’Espace Joséphine Baker de Bourg-la-Reine
Crédit photo : @Ema Martins