ROMAIN GUÉLAT/ZOÉ

Nous l’attendions depuis longtemps, depuis qu’Élisa Shua-Dusapin avait suscité en nous l’envie de la lire encore en nous parlant de l’écriture de ce troisième roman : Vladivostok Circus. Après le succès des deux précédents récits, Hiver à Sokcho et Les Billes du Pachinko, l’attente était grande et l’on peut aisément comprendre la possible pression qu’il peut y avoir lorsque l’on est érigé au rang de nouveau prodige de la littérature. Vladivostok Circus montre à quel point Élisa Shua-Dusapin manie l’écriture avec précision et grâce.

Loin du port brumeux de Sokcho et de la grouillante Tokyo, Élisa Shua-Dusapin emmène son lecteur à Vladivostok, la ville qui domine l’Orient à l’extrême est de la Russie, à la rencontre d’un trio de circassiens qui s’entraînent à la barre russe pour un concours international à Oulan-Oude, en Sibérie. Les rejoint Nathalie, jeune costumière fraîchement diplômée pour penser et réaliser leur costume de scène.

Dans ce cirque dont le lecteur ne connaît que le trio et qui demeure, somme toute, assez mystérieux sous la plume d’Élisa Shua-Dusapin, s’installe comme une lenteur. L’écriture joue avec l’apesanteur de ces circassiens qui tentent de dominer la gravité et le corps humain. Tout en souplesse et en légèreté, le roman installe avec timidité la rencontre de Nathalie avec le trio comme si le froid de la ville instaurait un mouvement d’inertie entre les personnages. Élisa Shua-Dusapin tisse, très finement, son roman, de sorte à ce que les mots glissent jusqu’à se perdre dans les silences et les ellipses. On pourrait voir des tableaux de Hopper si ce dernier avait été à Vladivostok croquer le froid mordant et l’atmosphère très étrange des coulisses du cirque.

Les chapitres sont courts, comme une impression vive de la scène que l’écrivain veut raconter. Point de fioriture, d’exercices de style, Élisa Shua-Dusapin utilise une phrase nette, souvent lapidaire, que la justesse des mots employés suffit à rendre puissante. C’est sans doute une affaire de mots avec Elisa Shua-Dusapin, le mot qui fera résonner le texte, celui qui déclenchera chez le personnage une surprise ou une interrogation. On retrouve ainsi son style très minimaliste et l’on s’imagine avec quelle rigueur elle doit choisir ses mots pour que tout nous paraisse léger, comme un souffle, l’air de rien.

La confiance

Entre les personnages s’installe un climat très étrange, partagé entre l’attraction et la répulsion. La promiscuité des coulisses d’un cirque peut certainement engager des relations somme toute tendues… Nathalie arrive donc parmi ce trio d’artistes qui doit absolument perfectionner leur numéro de barre russe pour le concours international. C’est donc sur la confiance que se construit le roman : confiance d’Anna envers les deux porteurs, Anton et Ninon, confiance de Nathalie envers Léon, le chorégraphe avec qui elle doit travailler et confiance des trois artistes envers Nathalie fraîchement arrivée parmi eux.

Élisa Shua-Dusapin s’intéresse à l’altérité, à ce qui fait qu’on se heurte, parfois, au mutisme de l’autre.

Si la réussite du numéro de barre russe est donc au cœur de ce roman, ce qui apparaît au fil de lecture est moins l’univers du cirque que l’instauration de cette confiance entre les cinq personnages, véritable numéro d’équilibriste qui doit marcher le long d’un filin tendu. Rien n’est simple, tout est complexe, affaire de mots pesés et de pensées décantées. Le roman joue avec cette complexité, à travers les silences, les non-dits ou les remarques acerbes de certains personnages, si bien que l’on a l’impression, parfois, que le roman patine, à l’instar des personnages qui ne parviennent pas à trouver une cohésion à cause de leurs différences, de leurs secrets divulgués parcimonieusement et la pression, constante, de leur discipline qu’ils doivent porter aux nues. Élisa Shua-Dusapin, comme dans ses deux premiers romans, s’intéresse à l’altérité, à ce qui fait qu’on se heurte, parfois, au mutisme de l’autre, brouillant dès lors le lien.

Les observatrices

Dans les textes d’Elisa Shua-Dusapin, la protagoniste partage la même figure, celle d’une jeune femme un peu timorée qui préfère se placer en observatrice plutôt qu’en actrice. Spectatrice désengagée, la jeune femme tente, au fur et à mesure de l’histoire, de s’imposer, de la même manière que dans Hiver à Sokcho, avec la narratrice qui cherche à créer un lien avec le personnage de Yann, ou dans Les Billes du Pachinko qui mettait en lumière Claire et sa relation duelle avec ses grands-parents. Dans Vladivostok Circus, Nathalie est sensiblement proche de ces deux personnages. Elle aussi craint de ne pas s’intégrer, craint de ne pas comprendre et interroge la légitimité de sa présence au sein d’un groupe déjà constitué. Ainsi, toute une partie du roman est consacrée à l’observation, au regard du personnage qui appréhende petit à petit le nouveau milieu qu’elle vient de rejoindre.

Par ailleurs, on retrouve des figures en présence-absence : le père, ou la mère, et le fiancé, toujours là, au-dessus de l’histoire, attaché au personnage féminin comme une figure rassurante ou perturbante. Il y a dans les personnages d’Élisa Shua-Dusapin un rapport au passé qu’il faut, semblerait-il, conjurer, ou du moins pardonner. Les personnages désirent se réconcilier avec leur passé et leurs regrets. Dans le cas de Nathalie, la figure paternelle parcourt le roman et, quelques fois, apparaît au détour d’un récit raconté par la narratrice, comme un éclat qui laisse s’ouvrir le personnage aux autres.

*

Le troisième roman d’Élisa Shua-Dusapin est un plaisir, une douce échappée qui nous pose, délicatement, dans son univers où le temps semble plus lent, plus léger. On renoue avec l’écriture rigoureuse de l’écrivain au sein d’une histoire résolument originale mais qui, parfois, semble tourner sur elle-même sans pour autant occulter les moments de grâce et de beauté que sont les images créées par la jeune écrivain.

  • Vladivostok Circus, Editions Zoé, 2020, 176 p.