Au Théâtre de la Tempête, Gérard Watkins se saisit d’un sujet étonnant : les entendeurs de voix. S’ils ont pu dans certaines sociétés être considérés comme des saints, élus des dieux et dépositaires d’un don secret, ces lointains descendants de Jeanne d’Arc sont ici montrés dans l’intimité d’un cercle de parole, où le théâtre nous permet de toucher leur étrange réalité.
Le théâtre des voix
L’étrangeté qui habite les entendeurs contourne avec finesse les images habituelles de la maladie ou de l’aliénation.
Gérard Watkins a choisi de se confronter directement à ce mystère : ne pas fantasmer, mais aller au plus près de la situation de ces hommes et ces femmes, dans cet espace intime, précieux et fragile du cercle de parole. Trois jeunes gens viennent parler dans ce cercle hebdomadaire, et y partagent leurs expériences avec leurs voix. On sent que leur travail est en cours, leurs voix ont des noms, ils tentent de les domestiquer via des exercices, des rituels, des négociations. Il faut saluer le travail incroyable de Lucie Epicureo, Malo Martin et Marie Razafindrakoto, si sensibles dans leur façon d’embrasser ces trois figures d’entendeurs. J’ai été fascinée par ces témoignages délivrés avec tant de simplicité et de nuances, dans un travail du corps impeccable : si l’étrangeté habite ces êtres aux prises avec l’ailleurs, celle-ci contourne avec finesse les images habituelles de la maladie ou de l’aliénation.
Au-delà de l’aspect « bavard » du projet – il s’agit ici de mettre des mots sur des voix, et ces mots se cherchent, ils sont difficiles à trouver, pour être vraiment précis, et justes, et à la hauteur du phénomène – quelque chose de profondément théâtral se dessine dans la forme que prend le spectacle, qui lui fait prendre une grande profondeur : un espace de parole d’abord, un huis-clos ensuite qui n’est pas l’hôpital ou la camisole de force, mais le huis-clos choisi d’un cercle où justement, on est rarement en cercle, mais plutôt debout et en mouvement. Gérard Watkins, posté derrière le public et debout à son micro, tient le rôle du psychologue, qui se confond progressivement avec celui de l’auteur-metteur en scène qu’il occupe sur le projet : dictant doucement les prises de parole, offrant des espaces de jeu à ses comédien·nes, orientant l’air de rien la progression dramatique par des questions toujours ouvertes.
Par l’évocation de ces voix, le spectacle ouvre aussi un espace de connexion avec l’invisible.
Par l’évocation de ces voix, le spectacle ouvre aussi un espace de connexion avec l’invisible, à l’écoute des fantômes qui viennent nous murmurer à l’oreille et qui oscillent entre l’illusion et la réalité – « tout ça, c’est pour de faux ! » crie le personnage campé par Valérie Dréville, tandis que les trois jeunes parlent de leurs voix comme des gens réels. Des gens qui viennent leur donner des nouvelles, qui auraient encore quelque chose à dire, à qui l’on peut donner des rendez-vous, des gens morts peut-être qui n’auraient pas encore fini de parler, et dont on aimerait bien, finalement, qu’ils se montrent. Le frisson est énorme.
Le cosmos et le cerveau
Une question vient hanter les débats – la question de « ce qui leur est arrivé ».
Le spectacle nous connecte à la fois à tous les espaces étranges de l’expérience humaine que nous ne cessons d’arpenter et de questionner, à la dimension quasi cosmologique de cet accès à l’Autre (fantômes? anges?) par le biais de ces voix, qu’il est un peu court de qualifier d’hallucinations auditives tant leur réalité est tangible pour les entendeurs. Mais au fur et à mesure que le spectacle avance, nous sentons que nous entrons dans des eaux plus noires. Une question vient hanter les débats – la question de « ce qui leur est arrivé ». Une nouvelle venue, incarnée par Valérie Dréville frémissante d’urgence et de vulnérabilité, vient créer des ondes de choc dans le groupe, jusqu’à réclamer le départ des trois jeunes gens pour s’entretenir seule avec le psychologue – avec nous. C’est la première fois qu’elle parle, et elle a beaucoup à dire.
Dans ce long monologue, c’est une autre nécessité qui émerge comme un souvenir lentement remonté de la vase de l’inconscient. La femme le dit sans le dire, comme le lui reprochent certaines de ses voix : il y a un trauma caché sous l’apparition de ces voix, un trauma qui justifierait ce tour de passe-passe du cerveau, qu’il sait inventer pour se protéger. Tout comme dans les cas de trouble dissociatif de l’identité où le cerveau réagit au choc en créant des personnalités multiples qui viennent seconder la personnalité principale, il est possible de considérer cette apparition de voix comme une création du cerveau qui vient s’inventer des alliés, petits anges ou démons perchés sur l’épaule, capables de dire « lève-toi ma fille » comme « tu es une moins-que-rien ».
Les monstres
Un très beau travail a été fait pour donner finalement corps à ces voix.
Dès lors, dans cette longue séance de psychanalyse qui ressemble aussi à une scène d’exorcisme, le chemin est ouvert pour s’approcher au plus près de ces voix et du trauma en question. Mais c’est peut-être là que le spectacle n’aboutit pas complètement – mais est-ce possible avec un tel sujet ? Un très beau travail, poétique et qui approche le monde du rêve, a été fait pour donner finalement corps à ces voix, pour les montrer (les monstrer) sur scène dans toute leur étrangeté. Mais lorsque ce mystère devient concret, il perd peut-être un peu de sa force. Le public n’est majoritairement pas entendeur ; rester à la lisière de cet Autre, avec le choix d’une création sonore spatialisée constante et extrêmement fine pendant toute la première partie (sous les doigts de Camille Prenant au piano), était un choix vraiment judicieux pour ouvrir la porte à ces voix. Peut-être qu’un pas trop franc est alors franchi vers elles dans la dernière partie du spectacle, qui m’a paradoxalement tenue à distance, car la proposition scénique m’a semblé alors à la fois ambitieuse, immense, merveilleuse et trop sage. Difficile de se tenir sur la ligne de crête de l’altérité… Même s’il est vrai que nous crevons d’envie, assis dans nos sièges et médusés devant cette dimension de l’expérience humaine qui s’ouvre devant nous, d’enfin voir les voix.
Le spectacle demeure en tout cas une proposition exigeante, très dense, presque une expérience de pensée pour le public dans un cadre d’intimité précieuse. Un théâtre de texte et de témoignage qui permet de créer un espace rare : un lieu pour rendre la parole à ceux qui passent leur vie à écouter.
- Voix, texte et mise en scène de Gérard Watkins. Création au Théâtre des Îlets – CDN de Montluçon, les 26 et 27 avril 2023 (coproducteur). A voir au Théâtre de la Tempête (Paris) jusqu’au 21 mai.
Crédit photo : (c) Alexandre Pupkins