Première pièce mise en scène par une femme présentée au Palais des Papes depuis Ariane Mnouchkine, et spectacle phare de la première programmation de Tiago Rodrigues, Welfare de Julie Deliquet, adapté d’un documentaire de Frederick Wiseman de 1973, met la précarité et la violence sociale sur la scène du Festival d’Avignon dans un puissant geste politique, sans parvenir néanmoins à répondre aux questions esthétiques que cette adaptation soulève.
La programmation de Welfare, de Julie Deliquet, en ouverture du Festival d’Avignon dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, est un geste politique à double titre. Salué comme il se doit comme étant seulement la deuxième pièce mise en scène par une femme à être jouée dans ce lieu mythique (après Ariane Mnouchkine), elle tient en outre ce caractère éminemment politique de la nature des situations et des personnes qu’elle représente. Mères célibataires, personnes en situation de handicap, anciens combattants ou ex-détenus, addicts, immigrés, pauvres : ce sont tous les laissés pour compte de la « grande société démocratique » américaine qui attendent sous nos yeux dans un centre d’aide sociale (« welfare »), ces grands programmes d’assistance fédérale aux personnes précaires créés par Roosevelt et poursuivi après la guerre, notamment dans les années 60 par Lyndon Johnson pour lutter contre la pauvreté et les inégalités. Faire le choix de ce spectacle, c’était donc aussi laisser pour une fois de côté les héros des tragédies grecques, les rois de Shakespeare ou les grands propriétaires de Tchekhov, pour donner à voir et à entendre sur la plus prestigieuse scène de France des personnes parmi les plus invisibles et sans voix de nos sociétés. En ce sens, Welfare est une nouvelle et forte affirmation du rôle d’un théâtre ancré dans le concret, décortiquant les mécanismes d’oppression.
Julie Deliquet avait déjà transposé à la scène de grands films de fictions, de Bergman (Fanny et Alexandre à la Comédie-Française en 2019) à Fassbinder (Huit heures ne font pas un jour, en 2021 au TGP), en passant par Desplechin (Un conte de Noël en 2020 à l’Odéon) ; elle adapte cette fois le long documentaire de Frederick Wiseman, tourné sur un mois et demi en 1973 dans le centre d’aide sociale de Waverly, à Manhattan. C’est lui qui, près de cinquante ans plus tard, persuadé que le film ferait une bonne pièce tant « l’absurdité de la vie s’y déploie comme dans les pièces Ionesco ou de Beckett », propose à Julie Deliquet de l’adapter. Pour elle, cette théâtralité « tient à la mise en mot de sa propre vie, lorsqu’il s’agit de la sauver » (dans Libération).
La metteuse en scène, réputée pour son travail basé sur de longues improvisations, reprend telles quelles certaines situations du film et en réagence d’autres, propose un nouveau « montage » qui se déroule le temps d’une journée. Elle déplace ces situations dans un décor de gymnase d’école, choisi pour évoquer « ces lieux qu’on réquisitionne en cas d’urgence collective » (dans Télérama) comme pendant la pandémie de Covid-19, non plus dans les salles surpeuplées du Centre tels qu’on les voyait dans le film.
Le Welfare, labyrinthe de procédures et violence sociale
A l’instar du film, le spectacle met ainsi en avant le caractère kafkaïen de ce lieu, où rien ne semble pouvoir vraiment avancer et où les gens attendent longuement un Godot qui n’arrivera jamais.
Sur une durée presque aussi longue que celle du documentaire, on assiste donc aux véritables épreuves en lesquelles consistent les différentes demandes d’inscription à l’aide sociale. Toujours sous la menace d’une radiation pour cause d’un document manquant, devant sans cesse produire la preuve de leur situation personnelle bien qu’on est censé les croire sur leur parole, et soumis à des questionnaires souvent vécus comme des interrogatoires, les demandeur.se.s sont ainsi livrés à un système où la complexité des procédures apparaît plus souvent comme un obstacle à l’aide recherchée. L’épaisseur des dossiers, l’absurdité administrative, les renvois incessants d’un service à l’autre, vont parfois jusqu’à dérouter les travailleur.se.s du mêmes du Centre, qui semblent eux-mêmes paumés dans ce système où les contradictions s’enchaînent. Travailleur.e.s qui d’ailleurs expriment également à leur tour le manque de moyens, de personnels et de perspective comme un obstacle à leur travail. A l’instar du film, le spectacle met ainsi en avant le caractère kafkaïen de ce lieu, où rien ne semble pouvoir vraiment avancer et où les gens attendent longuement un Godot qui n’arrivera jamais, comme le fait remarquer un homme. Politiquement, cela montre surtout comment un système conçu pour aider des millions de personnes se révèle finalement être une nouvelle forme d’oppression : où des personnes précaires et déjà marginalisées se retrouvent encore plus privées de pouvoir (elles sont à la merci de la bonne coopération des employé.e.s du centre) et victimes d’une violence de classe.
Celle-ci se fait jour dans les relations, forcément inégales, entre les travailleur.se.s sociaux et les demandeur.se.s, où ces derniers sont par exemple tenus de ne pas élever la voix (le fameux tone policing), ou dans des remarques dénuées d’empathie des premiers qui, sous couvert de respect de la procédure, ignorent et méprisent les contingences de la vie précaire : « – Ses enfants vont mourir de faim ! – Ca ne relève pas de nos services. », « Trouvez-vous un boulot ! ». Les demandeur.se.s en sont d’ailleurs très conscient.e.s, et dénoncent les dysfonctionnements fondamentaux d’un système à bout de souffle : « Quand tu essaies de t’aider toi-même, l’Aide Sociale des Etats-Unis ne t’aide pas », « Tout le monde est un maître pour celui qui est fauché », ou comme l’exprime un des personnages, ancien employé de l’aide sociale devenu demandeur, à propos de la violence : « Quand on passe de l’autre côté, on s’en rend bien compte ! »
Cette violence systémique de classe n’est malheureusement qu’une des formes de violence qui s’exprime tout au long de la pièce. On perçoit assez vite ce lieu comme un microcosme de la société américaine dans son entier et des conflits qui la déchirent, du spectre des violences policières (avec la présence constante d’un sergent à la fois débonnaire et prompt à faire respecter l’ordre…), aux tensions raciales. Comme dans le film, la longue confrontation entre le policier noir et un vétéran de la Corée tenant des discours de suprémaciste blanc est d’ailleurs un des passages les plus marquants. Ainsi, de toutes les situations ressort un même questionnement sur l’égalité et la justice comme fondements d’une société démocratique et la difficile application concrète de ces principes dans un cadre oppressif, questionnement qui prend sur la fin des accents précatifs et prophétiques (encore une fois déjà présents dans le film), dans le monologue adressé à Dieu d’un des hommes les plus touchants : « J’errerai jusqu’à ce que vous ayez décidé de ma place. »
Une adaptation qui interroge
Ce qui faisait déjà la force du documentaire fait ainsi aussi la force du spectacle. Néanmoins, l’adaptation au théâtre, qui plus est dans la Cour d’Honneur, pose plus de questions qu’elle n’en résout. Dans le film, la caméra sans prétention de Frederick Wiseman permet, avec les nombreux plans rapprochés, d’entrer dans l’espace de la conversation qui se déroule à chaque bureau. Elle participe à créer une proximité qui nous positionne auprès des demandeur.se.s, dont les émotions sont perceptibles. Au contraire, dans le décor monumental du Palais des Papes, il est impossible de retrouver cette qualité d’intimité, et les répliques sont lancées d’une voix forte d’un bout à l’autre de la scène, dans un lieu qui devient une agora plus qu’un centre administratif.
La théâtralité perçue dans le documentaire n’est en effet pas de même nature que celle qu’induit l’adaptation, par des professionnels, sur une grande scène ; et cette théâtralité, quand elle vient se substituer à « la vraie vie », trouble et interroge
Plus profondément encore, le choix de l’adaptation d’un documentaire fait émerger une question essentielle, celle du régime d’interprétation et de représentation. Là où les personnages des films de fictions adaptés précédemment par Julie Deliquet sont, justement, des personnages, les hommes et les femmes de Welfare, qu’iels soient travailleur.se.s sociaux ou demandeur.se.s, sont des personnes réelles, « immortalisées » par le film de Wiseman, et leurs problèmes sont pour la plupart une question concrète de vie ou de mort : être éligible à un logement pour ne pas vivre dans la rue, ou à des chèques pour pouvoir se nourrir et ses enfants., trouver un travail… Qu’est-ce que cela implique donc de les faire réincarner par des acteur.ices professionnel.le.s français.es, en 2023 ? Malgré tout le travail d’improvisation autour des personnages qui fait la spécificité du théâtre de Juliet Deliquet, et une distribution d’ensemble de grande qualité, il est difficile de ne pas voir les acteur.ices endosser un rôle, au détriment de l’authenticité propre au documentaire, surtout quand on l’a vu (ressorti en salles la semaine dernière). La théâtralité perçue dans le documentaire n’est en effet pas de même nature que celle qu’induit l’adaptation, par des professionnels, sur une grande scène ; et cette théâtralité, quand elle vient se substituer à « la vraie vie », trouble et interroge. De surcroît, en tant que public, on finit par se demander pour quelles raisons on applaudit à la fin : félicite-t-on les acteur.ices d’avoir bien su incarner la pauvreté ?
Car, si la metteuse en scène présente son travail comme du « théâtre documenté », et non « documentaire », assumant ainsi l’absence des concerné.e.s tout en faisant valoir le travail préparatoire (et notamment les visites dans des centres d’aide sociale du territoire de Saint-Denis), cette absence n’est pas prise en charge dans la proposition artistique même, qui se présente à nous comme la simple adaptation du film. La position dans laquelle cette adaptation nous place demeure à définir : il n’est pas clair si, en entendant leur expérience, nous nous sentons auprès des demandeur.se.s, ou au contraire si, de par notre position sociale a priori plus privilégiée, nous sommes plus proches des employé.e.s, ou alors enfin si nous restons tout simplement dans une posture de spectateur.ice.s extérieur.e.s. Si les enjeux de précarité et de violence sociale systémique sont toujours extrêmement d’actualité, et que le spectacle fait en ce sens écho à des situations par lesquelles une partie du public se sent sans nul doute concernée, la proposition de Julie Deliquet en elle-même réussit-elle à dépasser ce cadre d’évocation, et à s’affranchir aussi d’un matériau d’origine de toutes façons plus pertinent dans sa nature même ?
La personnalité propre de la pièce se niche sans doute dans des séquences non issues du documentaire et que Julie Deliquet ajoute : à la pause de midi, en l’absence des employé.e.s du Centre, les relations et les corps se détendent, et le gymnase devient un temps un espace joyeux et vivant, où l’on se défie au basket entre ancien détenu et policier, où l’on fait une vibrante performance soul et où l’on chante en choeur (avec le musicien qui partage la scène) une chanson folk, témoignage idéalisé d’une Amérique où l’art peut naître de la souffrance quotidienne. Ces moments d’humanité, qui font certes du bien au public au milieu de tant de violence symbolique et matérielle, suffisent-ils à donner à Welfare – version Deliquet – la justification de son projet ? Pas sûr.
- Welfare, d’après Frederick Wiseman, mise en scène Julie Deliquet, avec Julie Andre, Astrid Bayiha, Eric Charon, Salif Cisse, Aleksandra de Cizancourt, Evelyne Didi, Olivier Faliez, Vincent Garanger, Zakariya Gouram, Nama Keita, Mexianu Medenou, Marie Payen, Agnes Ramy, David Seigneur et Thibault Perriard (musicien), jusqu’au 14 juillet, Cour d’Honneur du Palais des Papes, et du 27 septembre au 15 octobre au Théâtre Gérard Philippe (Saint-Denis)
Crédit photo : @ Christophe Raynaud de Lage