Dans une vidéo récente, Yann Tiersen a annoncé qu’il effectuerait sa prochaine tournée en van. Après une tournée en bateau l’été dernier, le chanteur continue de ne rien vouloir faire comme les autres. Si ce côté anticonformiste n’est pas sans rappeler certains poètes rebelles, la comparaison ne s’arrête pas là. En effet, tout amateur de livres peut être sensible à la musique de Yann Tiersen, la plus littéraire que je connaisse.
En novembre 2022, j’ai profité du pont du 11 novembre pour embarquer un ami avec moi dans un voyage vers l’île d’Ouessant. J’adore la Bretagne, les paysages, la mer… le prétexte était facile à trouver. Au fond de moi pourtant, je n’avais qu’un seul but : me rendre sur les terres de Yann Tiersen.
Yann Tiersen, mondialement connu pour les bandes originales du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain et de Good bye, Lenin!. Cependant, si ses 3 millions d’auditeurs mensuels sur Spotify plébiscitent encore et toujours « Comptine d’un autre été » et « La Valse d’Amélie », Yann Tiersen est bien plus que cela. Il est celui qui a mis de la mer dans la musique pour en faire de la littérature.
Des albums construits comme des livres
Chaque morceau du natif de Brest est en effet un chapitre, presque une nouvelle. Prenez les morceaux de ses débuts : « La Chambre », « La Fenêtre », « Soir de fête » sur Rue des cascades (1996), « Le Quartier », « L’Arrivée sur l’île », « La Noyée » sur Le Phare (1998). On croirait lire le sommaire du recueil d’un Maupassant breton. Cette logique trouve son apogée dans l’album référence, Les Retrouvailles (2005). Dès lors, chaque morceau ne sera plus de la musique, mais un récit enfermé dans quatre, trois ou une minute ; parfois même un roman, une saga. Le titre (« La Veillée », « Loin des villes », « 7:PM »…) ne tient plus lieu que de thème, d’indice, quasiment de consigne. Car ce qu’il y a de plus littéraire chez Yann Tiersen, ce ne sont pas ses titres, mais bien sa musique elle-même.
De note en note, d’instrument en instrument, Yann Tiersen finit par dépeindre la vie entière. Il y a évidemment, en premier lieu, la mélancolie. La tristesse, la nuit, l’averse, une sorte d’agonie. Il faut avoir été sur la plage de Yuzin sous la pluie de novembre en 2022 pour comprendre : cette mélancolie n’est pas triste, elle est simplement belle. Elle est aussi instructive, parce qu’elle raconte tout : la dureté du monde, la difficulté d’être en vie, d’avoir été projeté là, parmi les autres, comme quand une vague fait claquer un galet sur la grève, et de devoir faire avec jusqu’au bout..
Il y a toujours chez Yann Tiersen l’empreinte du piano, du violon et de l’accordéon, comme les personnages centraux d’une Comédie humaine mélodique.
En second lieu, il y a la joie, la grandeur, l’écho de la bombarde qui dessine l’infini du ciel. Comme l’avait dit Le Clézio, se souvenant de ses étés d’enfance à Sainte-Marine : « Si quelqu’un joue du biniou, là, un soir, dans la lande, dans le vent et la pluie, loin des maisons pour ne pas faire aboyer les chiens, tout ce qu’on a cru disparu reviendra. » (Chanson bretonne). Il y a toujours chez Yann Tiersen l’empreinte du piano, du violon et de l’accordéon, comme les personnages centraux d’une Comédie humaine mélodique, la marque de fabrique de sa musique, qui lui apporte sa résonance, sa douleur, des embruns. Il suffit que le virtuose convoque l’un de ces trois instruments pour que l’auditeur s’imagine des engueulades, une réconciliation, des promesses, des coups bas.
Car comme la vie, la musique de Yann Tiersen n’est pas propre, elle n’est pas sage. Le chanteur a ce côté revêche des plus grands écrivains et poètes, du Rimbaud répétant « Merde, merde, merde ! » avant de tenter d’empaler Carjat, du Chateaubriand qui fait semblant de dormir quand Lamartine vient lui parler de Jocelyn. Comme l’eau de mer, le personnage est farouche, fugitif, impossible à empoigner.
Une discographie de la fuite et du retour
Il faut imaginer sa discographie comme ce poisson qui file entre les doigts du pêcheur. L’appât, c’était le succès du Fabuleux destin. Ayant compris le piège, l’ancien Rennais s’est mis à nager le plus loin possible. Lors d’interviews, il rejette le succès de la bande originale du film de Jean-Pierre Jeunet. On pourrait soupçonner le Breton d’ingratitude : sans celui-ci, aurait-il pu racheter l’ancienne discothèque d’Ouessant pour y établir L’Eskal, studio où il enregistre désormais ses albums ?
Il répondrait qu’il s’en fout. Pourtant, ce rejet a produit des conséquences. D’album en album, le poisson s’enfuit toujours, le chanteur s’éloigne, oublie les paroles, rend ses morceaux les plus niches possibles, invite des chanteurs venus d’au-delà des mers, du cercle polaire. Nous l’avions aimé pour Amélie Poulain, allions-nous être capables de le suivre jusqu’à l’album 11 5 18 2 5 18 (2022) ?
Ses morceaux ne sont plus centrés sur l’homme, mais sur le lieu. Ils prennent des noms de quartiers, parfois d’une simple lande, d’un trio de maisons.
Ainsi Atlantique Nord (2008) s’achève sur le morceau « Eire ». Infinity (2014), enregistré à Ouessant et en Islande comporte le titre « Grønjørð » qui renvoie à l’Islande, à la Norvège, ou aux îles Féroé ? se demande-t-on sur Reddit. En 2016, le musicien signe la bande originale du documentaire Ouragan. Et puis, après la tempête, tout d’un coup, parce que la mer est ronde, le marin finit par retrouver sa terre pour n’en plus vraiment bouger. Au contraire. Désormais, il mène son exploration au microscope. Ouessant est une planète, où chaque hameau est un continent, chaque ruelle un pays. Ses morceaux ne sont plus centrés sur l’homme, mais sur le lieu. Ils prennent des noms de quartiers, parfois d’une simple lande, d’un trio de maisons. Yann Tiersen sort alors Eusa (2016), « Ouessant » en breton, album qui dresse une carte des plages et des rochers de l’île.
Lors de mon pèlerinage automnal à Ouessant, c’est entre les morceaux de son album Kerber (2021) que je me suis baladé à vélo. En effet, « Kerlann », « Ar Maner Kozh », « Ker Yegu », ou encore « Poull Bojer » ne sont rien d’autre que les lieux qui entourent la maison même du chanteur. Pour cet album, il a donc encore agrandi la focale. Immergé dans ce maillage de noms, j’avais ressenti un peu la même chose que devant la tombe de Camus à Lourmarin, ou en remontant l’allée du Forum à Boulogne-Billancourt, berceau de Booba. Je comprenais enfin tout. Pourquoi Yann Tiersen avait-il intitulé un morceau « Kereon » ? Pardi ! Parce qu’il voyait ce mythique phare ouessantin depuis sa fenêtre !
Au-delà des notes, au-delà même des mots
Face au morse rouge et bleu des phares, la nuit, en novembre 2022, je réfléchissais au chanteur sur le pont du Fromveur qui nous ramenait à Brest. Le musicien avait accompli ce dont beaucoup rêvent. Il chantait la comptine de celui qui est parti le plus loin possible pour se trouver et puis qui rentre ensuite. Il composait le chant de celui qui se trouve à sa place ; sur la terre qu’il aime, avec les gens qu’il aime, n’ayant plus pour seul but que de se consacrer à son art. D’ailleurs, son art, quel est-il ? Musique, chanson, littérature ? Dans l’incipit de L’Inconnu sur la terre, Le Clézio indiquait vouloir « parler loin, longtemps, avec des mots qui ne seraient pas seulement des mots, mais qui conduiraient jusqu’au ciel, jusqu’à l’espace, jusqu’à la mer ». Après plus d’une dizaine d’albums studio, c’est ce que Yann Tiersen a fait.
- Dimitri Demont est écrivain et fondateur du compte LesÉcriveurssur Instagram et TikTok, qui traite de littérature, de lecture et d’écriture d’un point de vue parfois très décalé, et parfois très sérieux.
Crédit photo : Phare de la Jument © Claude Dopagne