Zoé Besmond de Senneville est une artiste aux multiples talents qui mérite le détour. À la fois poétesse, modèle d’art et autrice du Journal de mes oreilles publié chez Flammarion en 2021, elle incarne une artiste totale. Son livre à l’origine album :  Sourdre vient de paraître chez Maelström Revolution. 

M.G : Tu es ce que l’on pourrait appeler une artiste protéiforme : poétesse, modèle d’art, créatrice de podcast. Est-ce que tu parviens à vivre pleinement cette identité plurielle ?

Z.B.S : C’est l’acting qui m’a menée vers l’écriture, et je dirais que mes différentes pratiques artistiques sont intimement liées. J’ai une approche holistique de l’écriture, qui se développe parallèlement à plusieurs projets. C’est l’essence même d’un métier artistique, et c’est ce qui fait sa beauté : ne pas savoir quel projet va marcher. Par exemple, je ne sais jamais pourquoi un projet plaît plus qu’un autre. Pour Journal de mes oreilles, je ne m’attendais pas à un tel succès. À l’origine, c’était un texte enregistré sur SoundCloud, pas forcément destiné à être partagé, mais c’est devenu un projet immense, à mon grand étonnement.

Quant à mon identité plurielle, je suis une artiste totale, je me pose souvent des questions, mais plus en termes de réception que d’expression artistique. Cette conception peut parfois être difficile à abandonner. Par exemple, quand j’organise des ateliers d’écriture, il est parfois difficile de faire identifier l’offre tant je veux tout proposer : l’artiste, la poétesse, la performeuse.

M.G : Est-ce que tu dirais que cette forme de cloisonnement de l’art, dont tu cherches à t’extraire, répond à une logique contemporaine de segmentation des artistes ? Je pense aux artistes « caméléons » du milieu du XXe siècle ou même du début des années 2000, comme Hervé Guibert ou Édouard Levé, qui étaient autant photographes qu’écrivains ou peintres, avec une approche globale de la pratique artistique. Penses-tu que cette logique de cloisonnement est nouvelle dans l’art ?

Z.B.S : Je pense que ce sont Instagram et les outils numériques qui ont imposé cette nécessité d’avoir une offre artistique unique et rapidement identifiable, souvent mesurée en nombre de clics. C’est assez regrettable. Cependant, certains projets me surprennent par leur portée, comme mon livre publié chez Maelström, dont l’impact a largement dépassé mes attentes initiales. Mais c’est aussi ce qui fait toute la beauté du métier d’artiste : entreprendre plusieurs projets de manière simultanée sans aucune certitude quant à leur succès ou échec. Se réduire à une seule activité en fonction de l’offre est une approche capitalistique qui ne correspond pas du tout à ma conception de l’art. J’ai besoin de dessiner quand j’écris, de faire du Reiki, de prendre des photos, d’avoir plusieurs projets simultanés. Tout se répond finalement.

M.G : Tu as obtenu ton premier rôle dans Le Petit Poucet de Marina de Van en 2011. Est-ce que cela a changé ton rapport au jeu et, plus spécifiquement, à la comédie ?

Z.B.S : En réalité, j’ai commencé ma carrière d’artiste assez tard, vers 16 ans. C’était un rêve d’enfance qui a mis du temps à se concrétiser, donc je ne dirais pas que j’ai commencé tôt. Dans le domaine de l’acting, la plupart des rôles sont pour des acteurs de 16 à 25 ans, et je n’en ai pas eu tant que ça. Le Petit Poucet m’a particulièrement touchée ; travailler avec Denis Lavant sur une production de cette envergure a été une expérience formidable. Ce n’était pas ma première approche du jeu d’acteur, car j’avais déjà été formée, mais c’était la première fois que je ressentais de véritables responsabilités en tant qu’actrice avec un cachets, une participation sur plusieurs courts métrages. 

C’est un milieu compliqué dont j’ai apprécié l’exigence, la qualité, mais cette première expérience m’a confirmé qu’il est parfois difficile de s’y faire une place ou de s’y insérer. 

M.G : La poésie est venue plus tardivement pour toi en 2015. Pourquoi être venue à la poésie sur le tard ? D’où te vient ce besoin ? 

Z.B.S : Je m’ennuyais en tant qu’actrice et cherchais un moyen de créer différemment. Entre 21 et 23 ans, un échange aux États-Unis a vraiment bouleversé ma pratique artistique. J’ai exploré l’anglais en le mâchant et en le décortiquant, une approche très organique qui se reflète dans mes textes. En France, cette décomposition linguistique est moins présente dans la formation d’acteur, où l’on se concentre davantage sur la littérarité et la phonétique. Les cursus de creative writing, plus anciens aux États-Unis qu’en France, ont également influencé ma démarche. Je me souviens être rentrée en France avec une toute autre approche de la langue plus hâchée décomposée en noircissant des tonnes et des tonnes de cahier. C’est une amie, Christine Herzer, qui m’a fait réaliser que mon travail était personnel et méritait d’être considéré. On parlait tout à l’heure de pratique poétique. Pour moi la pratique poétique est étroitement liée à la pratique théâtrale : l’écriture est ressentie à travers le corps de l’acteur explorant une langue organique et corporelle, ce qui se ressent énormément dans mes écrits. 

Mon écriture est née de la fusion entre l’anglais et le travail corporel de l’acteur, ce qui explique mon approche organique de la langue et de l’écriture. En explorant différentes techniques, y compris le travail en tant que modèle vivant et le contact direct avec le corps, j’ai découvert une manière d’écrire comme si je canalisais une énergie créative pure. L’inspiration, telle une muse, traverse mon corps de manière fluide et non objectifiée.

M.G : La sortie de ton livre Soudre, recueil de poèmes en vers libre marque un tournant dans ta carrière d’autrice.  Tu avais déjà écrit sur la surdité avec Journal de mes oreilles, est-ce que les deux éléments de l’essai puis le receuil sont complémentaires ou se lisent dans une démarche différente ? 

J’avais envie de dépasser le format du témoignage pour traiter la surdité

Z.B.S :  Journal de mes oreilles est principalement un récit basé sur un podcast, publié chez Flammarion. Il s’agit d’un témoignage de mon entrée dans la surdité, mais le texte m’a un peu échappé. Classé dans la catégorie des témoignages, il a souvent été perçu comme moins soutenu par les institutions telles que le CNL et comme de la « sous-littérature ». Je me demande si j’aurais pu le retravailler autrement. En revanche, Soudre représente un projet plus mûr et réfléchi. J’avais envie de dépasser le format du témoignage pour traiter la surdité de manière plus précise. Avec Soudre, j’ai cherché à aborder le sujet de façon plus structurée et approfondie, offrant une nouvelle perspective sur la surdité.

M.G : Sourdre est à l’origine un album soutenu par la SACEM est-ce que tu peux parler de l’album en tant que tel avant le livre et le projet de publication du recueil ? On retrouve par exemple en lisant le livre des thèmes qui te sont chers comme l’exploration du corps : remonter dedans, c’est ce qu’on m’a demandé de faire/ à l’intérieur de ma peau/ c’est comme de l’écriture cyrillique/ au début je ne comprennais pas il a fallu apprendre le langage de mes os. Le rapport à la féminité : le corps de femme se pavane/comme il faut/ (..) tellement oiseau ma femme/ tellement branche/tellement chant/ tellement petite muette/ tremblante ou encore la place de l’amour : bienvenue ma femme fatale/ mon enfant reine roi oiseau/ ma surprise mon insupportable/ ma princesse des bas fonds/ ma terrificatrice/ est-ce que tu pourrais détailler ce rapport à ces thèmes qui te traversent et composent le recueil publié chez Maelströrm? 

Z.B.S : Pour expliquer la genèse du projet, j’ai commencé par extraire des textes sur la féminité et le rapport au corps pour créer un album de 25 morceaux. Ce recueil inclut des textes de l’album ainsi que d’anciens écrits, avec plusieurs niveaux de lecture. Au départ, j’ai rencontré Ernest de Jouy, avec qui j’ai composé cet album, centré sur un récital féministe de 30 minutes. En cherchant un musicien pour m’accompagner j’ai trouvé Ernest. Nous avons rapidement monté un set de 45 minutes pour des performances. Et je lui ai proposé de réaliser un album sans vraiment comprendre ce que cela impliquait. 

Ernest de Jouy a ensuite tout composé et j’ai ensuite fait appel à quelqu’un pour assurer la post-production, ce qui a été une expérience totale. L’album qui fait maintenant partie du recueil a marqué un tournant dans le projet. J’ai ensuite continué à travailler sur le projet avec Henry Grillot avec lequel j’ai continué à travailler sur des performances pour relier Journal de mes oreilles et Soudre, (qui a reçu u soutien de la SACEM) équilibrant le récital entre récit et poésie avec un ravail sonore qui fait écho à une forme totale de poésie. Les performances ont équilibré récit et poésie avec un travail sonore en résonance avec la poésie. Le« grand recueil » regroupe ces éléments. Après une résidence à Amé, David mon éditeur, a publié Soudre, ce qui a été plus simple que pour Flammarion. 

M.G : Tu es aussi modèle vivant, et a un livre en préparation toujours sur l’exploration du corps : sur le fait de poser nue, un rapport un peu anachronique, finalement on connaît les modèles comme Suzanne Valadon, Victorine Menant, des femmes qui ont commencé comme modèle d’art, mais on sait moins ce que veut dire poser nue aujourd’hui est ce que tu pourrais l’expliciter ? Quelle réalité aujourd’hui comporte ce thème qui t’es cher ? 

Z.B.S : Le problème avec le rapport au nu, c’est le manque de témoignages personnels sur ce que cela signifie pour les modèles comme Lee Miller  ou Suzanne Valadon. Le nu, bien que souvent perçu comme statique, est aussi un canal pour exprimer et canaliser des énergies. Ce n’est pas simplement une question de plastique ; poser nue peut signifier des réalités plurielles. Les témoignages des femmes qui posent sont souvent absents, et il me semble important d’explorer et de recueillir une parole pour mieux comprendre ce que signifie aujourd’hui le fait de : «  Poser nue » 

M.G : Pour finir, quelle catégorie mets-tu derrière le mot Sourdre ? 

Z.B.S : C’est vrai que je me suis détachée de l’appelation de la surdité mais c’est aussi quelque chose qui me définit, qui infuse tout le recueil. Je suis atteinte d’otospongiose et j’avais conscience que cela supposait des concessions dans ma vie quotidienne autant que dans ma pratique. Assumer un vécu pour en détacher une expérience artistique : être Sourd/r/e il y a ce mot du début à la fin du recueil, j’ai même recopié une déclinaison qui n’existe pas : Elle sourd/ Elle sourdent/Elles sourdaient, des tournures de phrases.. comme pour rendre compte d’une réalité difficilement intelligible. 

© Liza Miri

  • Soudre (et autres poèmes), Zoé Besmond de Senneville, publié chez Maelstörm Revolution, mai 2024.