Joseph Ponthus, auteur du poignant À la ligne, a laissé une empreinte indélébile dans la littérature contemporaine avant de nous quitter tragiquement en 2021, emporté par un cancer. À la ligne est une œuvre sur la vie, ou sur ce qu’il en reste quand on est confronté à la barbarie industrielle. Et c’est surtout un témoignage vibrant de cette lutte quotidienne pour préserver son humanité, un combat mené à coups de mots, de vers, de pensées partagées en silence sur la ligne de production.
Joseph Ponthus nous offre bien plus qu’un simple récit de la vie à l’usine ; il propose une véritable performance littéraire, où la forme du texte devient un miroir fidèle de l’expérience ouvrière. « J’écris comme je travaille / À la chaîne / À la ligne » : dès les premières pages, la fragmentation du récit s’impose comme une métaphore du morcellement de l’individu soumis à la répétition mécanique du travail. Chaque phrase, chaque paragraphe isolé traduit cette cadence brisée qui marque le quotidien du travailleur à la chaîne, emprisonné dans un univers où le temps semble se décomposer en tâches monotones.
Et c’est ainsi que par ce morcellement, Ponthus nous révèle la violence, plus ou moins subtile, que l’usine inflige à ceux qui y travaillent. On plonge ainsi dans une sorte de flux de conscience haché, où l’écriture semble elle-même soumise à la dureté du travail physique : « Vider des caisses de vingt-cinq kilos de poissons pour remplir d’autres caisses de vingt-cinq kilos / Certes on dirait les Shadoks / Mais c’est l’usine / Et ça fait les muscles ». Malgré la tentative d’introduire une ironie amère, la répétition même des mots martèle cette absence de finalité autre que celle d’un effort physique brutal et épuisant. Dans le même esprit, au 12ᵉ chapitre, le refrain « j’égoutte du tofu » revient comme une litanie, un mantra dérisoire qui souligne la monotonie et l’absurdité du travail. « J’égoutte du tofu / Encore trois heures à tirer / Plus que trois heures à tirer / Il faut continuer / J’égoutte du tofu ».
La fragmentation du texte ne sert pas seulement à illustrer l’aliénation ; elle est aussi un moyen pour l’auteur d’y résister. En éclatant son récit, Ponthus refuse de se soumettre à une narration linéaire qui pourrait rendre le travail ouvrier tolérable ou héroïque. Au contraire, chaque fragment est un éclat de réalité brute, un éclat de conscience qui refuse d’être poli ou intégré dans une histoire cohérente. Ainsi, ce langage devient un acte de rébellion contre la tentative de l’usine de tout homogénéiser ou, pire, la tentative de l’écrivain de tout romantiser. Il permet à Ponthus de capturer l’instabilité de sa condition d’intérimaire, toujours en suspens, jamais sûr de l’avenir. Les phrases courtes, souvent nominales, coupent net les pensées avant qu’elles ne se développent, reflétant l’incertitude de l’auteur quant à son emploi et à sa place dans le monde. « J’espère l’embauche / J’attends la débauche / J’attends l’embauche / J’espère. » : le quotidien de l’ouvrier est marqué par l’attente et l’espoir, mais aussi par l’angoisse d’une existence toujours précaire, dont le futur est constamment remis en question.
C’est dans cette retranscription du monde brut de l’usine par le langage que réside la force de À la ligne, une œuvre où la littérature se bat, ligne après ligne, contre l’aliénation.
C’est dans cette retranscription du monde brut de l’usine par le langage que réside la force de À la ligne, une œuvre où la littérature se bat, ligne après ligne, contre l’aliénation.
L’usine : un territoire de résistances éphémères
Dans ce monde de métal et de froid, Ponthus tente désespérément de trouver des éclats de poésie. Mais l’usine, par sa brutalité, le ramène sans cesse à la réalité. Sa quête de sens, bien que sincère, est sans cesse mise en échec par la monotonie du travail ouvrier.
Dès les premières pages, Ponthus se confronte à la réalité de l’usine : « En entrant à l’usine / Bien sûr j’imaginais / L’odeur / Le froid / Le transport de charges lourdes… » Le décor est planté. Pourtant, au milieu de ce chaos, l’auteur s’efforce de voir au-delà de l’évidence, de trouver un semblant de beauté dans l’absurde. « Puissent mes crevettes et mes poissons être mes pierres », écrit-il, comme pour se convaincre que ce travail répétitif a un sens, qu’il construit quelque chose de plus grand, de plus noble. Mais cette illusion ne dure jamais longtemps. L’usine, avec sa logique implacable, sape peu à peu cette tentative de sublimer le quotidien.
Ce qui frappe dans le texte de Ponthus, c’est sa lucidité. Il sait que ses élans poétiques sont fragiles, que chaque moment d’évasion est précarisé par le retour à la routine. Certaines considérations philosophiques en...