En 2024, l’American Library Association, une structure qui vise à sensibiliser le public à l’importance des bibliothèques et des bibliothécaires, a enregistré le troisième plus grand nombre de contestations de livres depuis qu’elle a commencé à rassembler des données, en 1990. Directrice du Bureau pour la liberté intellectuelle de l’ALA, Deborah Caldwell-Stone constate la multiplication de campagnes menées par des groupes organisés pour interdire la diffusion de nombreux ouvrages. Pourtant, le combat est loin d’être perdu.

Benoît Landon : Vous venez de publier la liste des dix livres les plus contestés de 2024. Comment avez-vous récolté les données pour l’établir ?


Deborah Caldwell-Stone : Nous collectons des données sur la censure dans les bibliothèques américaines depuis 1990. Nous demandons aux employés des bibliothèques de nous envoyer des rapports lorsqu’un cas de censure se produit dans leur établissement. Nous faisons aussi de la surveillance médiatique à l’échelle locale. Il est difficile de collecter ces données car, aux États-Unis, toutes les bibliothèques sont des entités gouvernementales locales. Nous n’avons pas de système de bibliothèques fédérées. Nous devons donc nous appuyer sur ces différentes sources d’information pour recenser autant d’interdictions de livres que possible. Nous sommes conscients que nous ne recueillons pas tous les rapports, mais nous estimons que nous collectons suffisamment de données pour donner un aperçu fidèle de ce qui se passe actuellement dans les bibliothèques américaines en matière de censure.

BL : En 2024, l’ALA a enregistré le troisième plus grand nombre de contestations de livres depuis le début du suivi en 1990. Comment cette tendance a-t-elle évolué ces dernières années ?


DCS : En 2020, nous avons commencé à constater une augmentation sans précédent du nombre de signalements que nous recevions. D’un à deux par jour (345 en 2019), nous sommes passés à quatre ou cinq par jour. Nous n’avions jamais vu cela en plus de 20 ans de collecte de données. Nous avons ensuite découvert qu’il existait une initiative coordonnée par plusieurs organisations, telles que Parents Defending Education et Moms for Liberty, qui cherchaient à retirer des bibliothèques des genres entiers de livres sur la base de la « théorie critique de la race » (qui revenait en réalité à exiger le retrait des bibliothèques des livres traitant de l’histoire des États-Unis en matière de race et de racisme d’une manière que ces groupes n’approuvaient pas) ou exigeaient le retrait de textes reflétant « les intérêts et l’identité LGBTQ ». Selon eux, les jeunes de moins de 18 ans ne devraient pas savoir ou comprendre qu’il existe des personnes homosexuelles ou transgenres aux États-Unis.
Entre 2020 et 2022, nous avons reçu le plus grand nombre de signalements depuis que nous collectons ces données, c’est-à-dire depuis 1990. Et le nombre de titres individuels contestés a considérablement augmenté. Auparavant, nous avions un très petit nombre de livres contestés qui faisaient régulièrement l’objet de demandes de retrait dans les bibliothèques. Notre liste des dix titres les plus contestés reflète en quelque sorte cet univers de livres, principalement destinés aux jeunes, qui traitent de sujets controversés ou reflètent des thèmes matures, ou parfois des œuvres littéraires destinées à des étudiants avancés allant à l’université. Elle s’est élargie à tout livre qui fait référence à un personnage gay, qui peut désormais être contesté. L’an dernier, nous avons recensé 2 452 titres uniques contestés. Nous n’avons jamais vu de tels chiffres par le passé.
Nous avons constaté que ces groupes organisés, après s’être attaqués aux livres des bibliothèques scolaires, ont commencé à exiger que ces livres soient également retirés des bibliothèques publiques, ce qui signifie qu’ils demandaient que ces livres soient interdits aux lecteurs adultes ainsi qu’aux jeunes lecteurs. Soixante-douze pour cent (72 %) des demandes de censure de livres proviennent de ces groupes organisés qui remettent en question le statu quo de nos établissements d’enseignement et, lorsqu’ils le peuvent, de nos bibliothèques publiques également.
La nature même de la censure a changé dans nos bibliothèques ici aux États-Unis au cours des dernières années. Nous avons maintenant une administration qui soutient les campagnes de censure. Cela se reflète dans l’ordre donné de retirer les livres traitant de la race et du racisme, de l’identité de genre, de l’orientation sexuelle et la littérature qui reflète ces thèmes de nos bibliothèques universitaires militaires, notamment l’Académie navale d’Annapolis [à la suite de l’indignation publique suscitée par cette décision, la plupart des livres sont de retour sur les étagères. Une vingtaine de titres doit encore être examinée par l’administration, NDLR]. En avril dernier, elle a reçu l’ordre de passer en revue sa collection et de retirer les livres qui ne correspondent pas aux opinions des conservateurs.

“Nous plaidons pour la compréhension et la tolérance face au fait que certaines familles souhaitent et ont besoin de certains livres qu’une autre famille pourrait désapprouver.”

BL : Comment réagissez-vous aux préoccupations des personnes qui contestent certains livres en raison de leur contenu ?


DCS : Tout d’abord, nous tenons à rassurer tout le monde : les bibliothécaires sont des professionnels compétents. Ils connaissent leur métier. Ils suivent une formation. Ils font des études universitaires pour exercer ce métier. Nous avons des salles pour enfants, des collections pour jeunes adultes et des collections pour le grand public. Dans chaque cas, les bibliothécaires veillent à sélectionner des livres pour ces collections qui correspondent aux intérêts et aux besoins de leur public cible.
De plus, lorsqu’un livre aborde un sujet tel que l’identité de genre ou l’orientation sexuelle, cela ne signifie pas automatiquement qu’il est inapproprié pour un jeune de le lire. De nombreux livres sont écrits pour favoriser la compréhension et le développement intellectuel des jeunes et abordent ces sujets. Par exemple, il existe une série de contes de fées revisités dans lesquels le prince rencontre son prince et ils vivent heureux pour toujours. Ou encore des livres comme Heather Has Two Mommies (Heather a deux mamans), des livres illustrés qui reflètent simplement le fait qu’il existe aux États-Unis des familles homoparentales, mais qui ont été dénigrés comme une forme de pornographie, car ils reflètent l’existence des personnes LGBTQ.
Étant donné que les livres sont sélectionnés et fournis en fonction des besoins de leur public, la lecture est volontaire et il existe de nombreux sujets que certains trouvent controversés, mais que d’autres personnes souhaitent découvrir. Ces livres doivent donc être disponibles à la bibliothèque, et les bibliothécaires travailleront avec les parents pour identifier les livres qui correspondent aux besoins et aux valeurs de leur famille, tout...