Dans le jardin de l’ogre de Leïla Slimani est un des romans les plus intéressants de la littérature érotique contemporaine. Mais il ne s’agit pas d’un simple roman érotique de gare : le rapport de l’héroïne à la sexualité n’a rien de banal, de gratuit, et de sain : il est la forme ultime que prend son désir de violence, un désir viscéral et irrassasiable, qui l’empoisonne avec la douceur insidieuse d’une drogue.
« Elle voudrait n’être qu’un objet au milieu d’une horde, être dévorée, sucée, avalée tout entière. Qu’on lui pince les seins, qu’on lui morde le ventre. Elle veut être une poupée dans le jardin d’un ogre. »

Ce « jardin de l’ogre », ce « ring » enténébré qui donnera son nom au roman, ce n’est autre que le théâtre cruel d’une sexualité violente, vorace et qui flirte avec l’animalité. Adèle, la trentaine, femme de Richard et mère du petit Lucien, travaille en dilettante comme journaliste pour une revue pseudo-politique la journée ; mais, dès que vient le soir, elle fuit l’ennui rance de la rédaction, fuit sa vie conjugale, fuit toute responsabilité, et s’oublie un instant dans les bras d’un homme qu’elle ne connaît pas, ou qu’elle ne cherche pas à connaître – pourvu que ses lèvres lui redonnent un peu du goût de la vie qu’elle s’était rêvée jadis. Quand l’un d’entre eux se hasarde à lui demander son nom, « elle refuse de le dire et cette parade amoureuse, douce et banale, lui donne envie de vivre ».
Mais Dans le jardin de l’ogre n’est pas un simple roman érotique de gare, assez haletant et trash pour conserver l’attention du lecteur ; car le rapport d’Adèle à la sexualité n’a rien de banal, de gratuit, et surtout rien de sain : il est la forme ultime que prend son désir de violence, un désir inconscient, viscéral et irrassasiable, qui l’empoisonne avec la douceur insidieuse d’une drogue. Elle n’a jamais été un être violent par essence ; mais le carcan du temps qui passe et des conventions sociales qui l’écrasent lui a laissé une seule manière de retrouver un peu d’intensité – de se convaincre qu’après tout, elle n’est peut-être pas complètement passée à côté de sa vie.
Or cette violence, ce n’est pas simplement celle d’un corps contre un autre ; c’est avant tout celle de l’esprit en lutte éternelle avec l’ordinaire, un ordinaire qui l’a parasité, et qui cherche inlassablement à lui briser les ailes pour le ramener vers la terre. Cet ordinaire qu’incarne si bien le pauvre Richard, ce mari qu’elle n’aurait jamais dû prendre, qui rêve depuis petit de deux enfants, d’une belle maison à la campagne, d’un grand jardin où planter une longue allée de tilleuls. Et c’est là encore dans le rapport à la sexualité, terrain de jeu par excellence, chez Leïla Slimani, des tensions inconscientes entre les êtres, que s’est creusé un gouffre infranchissable entre les deux époux : à proprement parler, « Richard n’a jamais accordé d’importance au sexe ». L’acte sexuel n’est à ses yeux guère plus qu’un « exercice », pénible et ennuyeux, une annexe de la vie de couple, cruciale pour s’accomplir socialement en tant qu’homme, mais non – ou du moins le pense-t-il – pour attiser la flamme et garder sa femme près de lui.
De fait, le seul point commun que semblent avoir Adèle et Richard, c’est le tragique de leur rapport à la sexualité – le tragique d’une absence, d’un vide impossible à combler, celui de l’« érotisme » tel qu’on le leur avait vendu dans leur pas si lointaine jeunesse. Cet érotisme, Adèle en a perdu le goût dès lors qu’il n’est pas associé à une forme d’humiliation ou de domination ; quant à Richard, il ne l’aura au fond jamais vraiment connu.
Mais, on l’a dit, la sexualité, dans le roman, ne saurait se réduire au « sexe » ; elle est une métaphore, un avatar du véritable sujet de l’œuvre – celui, persistant, lancinant, du manque. Le manque de sexe, certes, mais aussi et surtout le manque de sens ; car lorsqu’Adèle s...