ENQUÊTE. Pendant deux mois, de mai à juillet, notre journaliste – en fin de droits au chômage – s’est immergée dans le réseau social à but professionnel aux 30 millions d’utilisateurs dans l’hexagone. En sortira-t-elle indemne ? Rien n’est moins sûr.

J’avais un CDI, je n’en ai plus voulu. Un matin, j’ai débarqué dans le bureau de ma rédactrice en chef pour solliciter une rupture conventionnelle, requête qu’elle a acceptée sur le champ – à croire qu’ils n’attendaient que ça au journal, me voir tourner les talons. Disons que j’avais besoin d’une pause, de souffler, et surtout, d’écrire pour moi. Deux ans plus tard, voyant la fin de mes indemnités approcher comme l’iceberg du Titanic, je me suis dit qu’il me fallait réagir avant le naufrage. Comprendre : retrouver un job.

Premier réflexe, remettre à jour mon profil LinkedIn. Ça me semblait tomber sous le sens, et puis, il ne m’avait pas échappé qu’au même moment, la plateforme venait de passer la barre des 30 millions d’utilisateurs dans l’hexagone… Dix millions de plus qu’en 2020, deux fois plus qu’en 2017. Un milliard à l’échelle mondiale ! 

Premier réflexe, remettre à jour mon profil LinkedIn. La plateforme venait de passer la barre des 30 millions d’utilisateurs en France.

De cette brève incursion printanière j’ai tiré deux constats. 1/ Ma carrière ressemblait à une robe Desigual. Les stages non rémunérés dans des médias moribonds côtoyaient des jobs d’été dans la restauration ou le télémarketing, lesquels se retrouvaient à côté d’une brève expérience de fichiste pour un animateur du PAF, bref, on n’y comprenait goutte. J’ai procédé à un élagage drastique pour ne conserver que mes expériences solides en journalisme ; 2/ Des gens que je croyais pourtant connaître dans la « vraie vie » me sont apparus, comment dire… bizarres. Je pense à cet ami de lycée devenu informaticien qui avait décidé de transformer son open space en téléréalité. À cette ancienne camarade de Sciences Po fraîchement reconvertie en coach « bien-être », qui distillait chaque matin un conseil pour surmonter un burn-out illustré par une photo d’elle en position du chien tête en bas. Ou à ce journaliste sportif devenu consultant en growth (croissance) qui se targuait de démultiplier votre chiffre d’affaires tout en s’exhibant au volant de grosses cylindrées.

Effrayée par cet étalage très premier degré, je me suis déconnectée. Mais LinkedIn ne l’entendait pas de cette oreille. Dès lors que j’avais remis une pièce dans l’algorithme, il n’y a pas eu un jour sans que je reçoive un mail de relance du type : « Lisa, on vous remarque… », « Découvrez qui a consulté votre profil cette semaine ! », « Lisa, félicitez Nadia pour ses 6 ans chez L’Oréal », « Lisa, saviez-vous que LinkedIn est encore plus performant sur l’application ? », « Lisa… » 

À force de spamming, je me suis demandée : c’est quoi ce bordel avec LinkedIn ? Et puis d’autres questions dans la même veine : ai-je intérêt à y retourner ? Si oui, comment vais-je virer ? Ou encore : faut-il vraiment y être pour exister, professionnellement du moins ? Et enfin : c’est quoi le travail ?? J’étais super angoissée. 

Un lundi, je suis allée trouver conseil chez Séverine Bavon, la fondatrice d’Acracy, une communauté de freelances créatifs, et animatrice d’une réjouissante newsletter sur le travail intitulée « CDLT » sur Kessel Média. « LinkedIn est un mal nécessaire, m’entreprend-elle en me servant un café. Toute personne saine d’esprit y va forcément contrainte et forcée ». 

Pour ma part, je me suis inscrite en 2009, soit six ans après sa création en Californie par Reid Hoffmann, le père de Paypal. Comme pour Facebook, j’y suis allée de manière automatique, parce qu’il fallait en être, j’imagine, et aussi parce que 2009 coïncidait avec mon entrée dans la vie active. Par chance, je n’ai jamais eu besoin de m’attacher ses services. Jusqu’à ma désertion du journal, tout a roulé comme sur des roulettes. Les opportunités se sont succédé de façon naturelle, fluide. J’avais la win. Aujourd’hui, c’est l’inverse. 

Comprenant mon désarroi, ma marraine LinkedIn m’oriente vers Nina Ramen, papesse du Personal Branding sur LinkedIn – terme qui désigne le fait de créer sa marque personnelle. Au départ, rien ne prédestinait cette « dyslexique sévère » de 33 ans, ayant grandi  en région parisienne, à devenir une des coachs les plus en vue de la plateforme. En 2017, alors qu’elle travaille comme recruteuse dans le domaine scientifique, LinkedIn n’était encore qu’une simple CVthèque avec un fil d’actualité très convenu. « C’était très axé recrutement » me confirme-t-elle par téléphone. S’inspirant des pionniers du genre, la jeune femme commence à émettre du contenu en son nom propre. « Et là, je me rends compte que ça m’apporte plus de crédibilité, plus de business et donc plus d’espace dans mon écosystème. » Aujourd’hui, elle a quitté l’entreprise traditionnelle pour vendre ses propres formations et dépasse le million d’euros de chiffre d’affaires annuel. 

« Les solopreneurs sont les start-uppers d’il y a dix ans, me confirme mon amie Isild, qui s’est formée à LinkedIn sur le tas. Aujourd’hui, les jeunes d’écoles de commerce n’ont qu’un objectif : le freelancing, le freelancing, le freelancing. On se fait tout seul, on monte sa marque personnelle à coups de publications LinkedIn et on engrange le maximum de cash. En un sens, le solopreneur réactive la figure du self-made man. »

Audience et cash, c’est le crédo des gourous de LinkedIn. Maud Alavès, 32 ans, ancien mannequin et « Top Voice » LinkedIn, ces influenceurs élus par la plateforme, soutient que LinkedIn est le dernier réseau où il est encore possible de « percer » sans trop d’effort. À condition d’être régulier. Suivant à la lettre les conseils distillés par les stars américaines ou ceux de l’influenceur Grégoire Gambatto, auto-proclamé « homme le plus détesté de LinkedIn », en seulement deux ans, la jeune femme a réussi à atteindre les 10 000 euros mensuels, soit le « SMIC LinkedIn ». C’est encore Isild qui m’a parlé la première de cette rémunération étalon. Quand on sait que le vrai SMIC est ...