Dans Baya ou le grand vernissage (éd. Le Bruit du monde), Alice Kaplan explore avec sensibilité les liens entre art, histoire coloniale et identité. À travers le parcours de la peintre algérienne, Baya, elle interroge les regards, les silences et les récits qui entourent cette figure singulière. L’ouvrage mêle enquête, récit personnel et réflexion sur la mémoire, offrant une lecture à la fois intime et politique. Entretien avec Alice Kaplan. 

Henda Fellous : Vous connaissez bien l’Algérie. À travers vos précédents ouvrages, En quête de l’Étranger et Maison Atlas, vous explorez cette terre et une partie de son histoire. Quel rapport personnel entretenez-vous avec ce pays? L’écriture de l’histoire de Baya s’inscrit-elle dans la continuité de ce lien

Alice Kaplan : Je suis allée en Algérie pour la première fois en 2012, pour le cinquantième anniversaire de la révolution. Je préparais alors pour Harvard University Press une édition américaine des Chroniques algériennes d’Albert Camus. J’étais accueillie aux Glycines, un centre d’études qui appartient au diocèse catholique d’Alger. Grâce aux plans du cartographe Pierre Vrillon conservés dans la bibliothèque des Glycines, j’ai pu suivre Camus dans les divers quartiers où il a habité. Et je me suis prise d’amour pour ce pays, où j’ai écrit En quête de l’Étranger.

Par la suite, Selma Hellal, qui dirige les éditions Barzakh, m’a encouragée à laisser tomber mes notes de bas de page pour me lancer dans le roman. Elle connaissait une famille de juifs algériens restés après la révolution, connue depuis toujours pour leur fortune immobilière. Le grand-père a joué un rôle important dans l’Assemblée algérienne. Le père a été assassiné en 1994. Selma avait l’intuition que c’était un projet pour moi, que je pourrais avoir à la fois la distance et la sympathie nécessaires. Grâce à elle, j’ai pu prendre contact avec la famille en question. Pour finir, je me suis liée à eux et leur générosité me touche encore. J’ai dissimulé leur identité en modifiant les noms, les lieux, tout en faisant en sorte que la famille se sente reconnue dans ses souffrances et sa fierté. Ils ont accepté le livre. Le personnage principal, que j’appelle Daniel Atlas, est une transposition de plusieurs membres de la famille. Je considère Baya ou le grand vernissage comme le troisième volet d’une trilogie algérienne, comme la suite d’En quête de l’Étranger et de Maison Atlas.

HF : Dès le début de votre biographie sur Baya, vous interrogez la légitimité de votre démarche en évoquant cette question : «Ne suis-je pas en train de m’approprier son histoire» ? Pourtant, à la lecture de votre livre, j’ai eu le sentiment que vous entreteniez une relation intime avec Baya, parfois même mystique. N’est-ce pas justement le questionnement de votre légitimité à écrire cette histoire qui vous a permis d’aller plus loin?

AK : Mon but, dès le début, était de ne pas parler pour elle, comme l’ont fait tant de gens, surtout à ses débuts en France, où elle était vue comme « petite fille de sorcière ». La présence dans mon livre d’un « je-narrateur » appartient, il me semble, à une nouvelle déontologie de la biographie : se situer en tant que biographe, essayer de définir son propre regard sur l’autre, car il n’y a pas de vision neutre. Toute biographie est une appropriation, tout biographe s’empare d’une vie qui n’est pas la sienne – il y a forcément une certaine violence. En se situant, on donne aux lecteurs une clé qui les aide à cerner le sujet au-delà des projections de l’auteur.

HF : Comment fait-on pour écrire sur une figure si secrète ? Comment avez-vous mené votre enquête ? Car votre livre interroge l’interprétation des silences de Baya. Dans la tradition arabo-musulmane, le silence est souvent associé à la sagesse voire au mysticisme. Néanmoins dans certains cas n’était-ce pas une façon pour elle de se réapproprier sa dignité, voire de résister aux projections faites sur son art et sur elle-même ? Comment interprétez-vous personnellement ses silences ? 

AK : Vous me posez plusieurs questions en même temps : les silences de Baya, ma méthode et les appropriations de son personnage. On remarque son silence pendant le vernissage même. Voyez les articles dans la presse de 1947, par exemple l’article du Figaro qui décrit Mauriac face à l’artiste. Mauriac lui demande pourquoi elle a mis un petit animal sur la tête de telle ou telle sculpture, comment elle choisissait ses sujets, et si elle les rêvait. Et à chaque fois, elle répondait « je ne sais pas ». L’article se termine sur l’image du grand mondain Christian Bérard qui tombe à genoux en disant : « Moi qui me cogne la tête pour trouver des rapports de couleurs, voilà, cette petite les invente sans y penser. » On est censé voir une artiste ignorante, qui peint à l’instinct. J’y ai vu, au contraire, une résistance obstinée. Elle dira dans ses lettres combien elle est embêtée par le soupir des flashs des journalistes et photographes qui la suivent en permanence. Et puis, dans un film tourné pour les actualités Gaumont, elle se tourne vers la caméra avec un large sourire. Dans ce sourire final, je distingue pour ma part toute la joie et toute la maîtrise de la peintre à l’œuvre.

HF : Vos amis algériens plaisantent : «au moins vous n’êtes pas Française», sous-entendant que vous ne portez pas le lourd héritage de la relation franco-algérienne. En tant qu’Américaine, jouissiez-vous, si ce n’est d’une certaine neutralité, du moins d’un regard nouveau ? 

AK : Sûrement pas une neutralité, mais, en travaillant à Alger, en rencontrant les gens, j’ai senti une affection particulière pour les États-Unis, pour Kennedy notamment qui avait soutenu la souveraineté algérienne avant la lettre. Et peut-être aussi une reconnaissance d’une histoire jumelée : deux ex-colonies, qui fêtent leurs indépendances respectives côte à côte, les 4 et 5 juillet. Le rapport entre la France et l’Algérie est plus trouble, plus intime aussi, avec un grand nombre de binationaux. L’Amérique pour les Algériens reste lointaine, une sorte d’image d’Épinal, voire de Hollywood. 

HF : Baya se trouve à l’intersection de plusieurs identités, toutes marginalisées à l’époque et qui sont, encore aujourd’hui, discriminées. C’est une enfant, une fille qui deviendra une femme, une indigène, musulmane, elle est pauvre et orpheline. Elle semble ainsi soumise à toutes les formes d’oppression. Pensez-vous que son monde intérieur s’est en partie forgé en réaction à un monde extérieur hostile et menaçant ? Et qu’est-ce que ce portrait peut apporter à nos sociétés ?

AK : Je reprends ici la phrase que vous citez dans votre prochaine question, qui se regroupe avec celle-ci : « Quand je peins, je suis dans un autre monde » Breton a essayé de théoriser cette liberté intérieure avec la notion d’écriture automatique : oubliez qui vous êtes, oubliez votre « génie », surtout ne vous corrigez pas. Depuis l’art conceptuel, les artistes sont censés tenir un discours sur leur création, indissociable de l’œuvre même. Baya a refusé de théoriser, elle a même refusé de donner des titres à ses tableaux. En même temps, elle avait envie de partager et de vendre, d’exposer. Cette femme, qui n’aurait pas pu étudier à l’École des Beaux-Arts à l’époque des Français, a su se créer un monde intérieur dès son plus jeune âge. D’après tout ceux qui l’ont connu (je pense notamment à Ameziane Ferhani qui l’a tellement appréciée), elle n’était pas du tout impressionnée par les grands de ce monde. Je l’écris à la fin de mon livre, et je le crois encore plus aujourd’hui : « Ses couleurs ont le pouvoir de soigner notre monde brisé. »

“Baya a refusé de théoriser, elle a même refusé de donner des titres à ses tableaux.”

HF : Effectivement, Baya dira « quand je peins, je suis dans un autre monde, j’oublie ». J’aimerais revenir sur ce « j’oublie » qui en algérien évoque spécifiquement l’oublie de moment douloureux. D’ailleurs les Algériens utilise...