Je pleure et ce n’est pas tellement parce que je suis déprimée. Pas tellement parce que l’on m’a fait du mal. Pas tellement parce que les problèmes s’ajoutant aux emmerdements, mon corps a accumulé des toxines dont le visage fermé de la médecin du travail là en face de moi facilite – c’est curieux – l’écoulement. Son visage fermé doit être rapporté à cette opinion quasi politique et dont je la remercie intérieurement de l’avoir formulée : Depuis maintenant un paquet d’années, les situations d’oppression au travail se multiplient. Elle le voit. Elle l’a vu. C’est dingue. Si je savais ce qu’elle a vu. Elle ne dit pas ça dans un esprit de révolte. La révolte, la révolution, ce n’est pas spécialement sa tasse de thé. Ça ne fait pas spécialement partie de son logiciel. Elle dit ça parce que c’est la réalité. Malheureusement. Et que donc il va falloir apprendre à se défendre. Elle ne dit pas ça pour moi là maintenant. Là maintenant j’ai besoin de repos et même si je n’avais pas besoin de repos qu’est-ce que vous voulez que les individus fassent tout seul dans leur coin ? Rien. Cette affaire de maltraitance au travail concerne tout le monde et c’est collectivement qu’il va falloir se battre.

Je ne pleure pas parce que l’on m’a fait du mal. Je pleure parce que le monde dans lequel j’ai vécu jusqu’ici vient de disparaître à moins que – peut-être – il n’ait jamais existé. Jusqu’ici j’ai vécu dans un monde où les adultes responsables, par exemple les individus occupant des postes à responsabilités, se comportaient selon des critères majoritairement rapportables au sens commun et globalement compatibles avec un élémentaire principe de respect d’autrui. Quand quelque chose est mort, nos larmes coulent et c’est pour contribuer à l’évacuer. Quand quelque chose est mort qui en fait n’a jamais existé, nos larmes coulent aussi et c’est pour que le rêve s’y dissolve. C’est bien organisé. Je ne sais pas si le monde dans lequel j’ai vécu était réel ou rêvé mais je sais qu’il est emporté par mes larmes là tout de suite et compte sur moi pour n’en plus reparler.

De retour à la maison avec, en poche, une attestation d’invalidité temporaire et, en mémoire, la nécessité de prendre rendez-vous avec un deuxième médecin qui me fera un arrêt maladie de quinze jours en bonne et due forme, je caresse le chat.

Qui se met sur le dos afin que ma main soit naturellement orientée vers son ventre. Sa maîtresse est un primate, soit un animal équipé d’un organe de préhension avec pouce opposable et ceci est véritablement extraordinaire. Le chat, dans son esprit de chat, s’émerveille de ce que mes doigts soient si bien séparés les uns des autres et aillent où ils veulent. De mon côté, c’est avec bonheur et dignité que j’occupe pleinement ici ma place de dominante dans l’échelle des espèces. Si je veux j’attrape ce petit animal par les oreilles et le noie dans la baignoire. Tu auras beau te débattre. Si je veux je te tue, c’est comme ça. J’ai l’ascendant. C’est comme ça. Or voilà : je ne te tue pas. Au lieu de cela, je te caresse. Et tu es content. Et de cette situation inégalitaire dont je m’emploie consciencieusement à ne tirer aucun avantage, aucun avantage mon chéri, tout va bien, guili guili, de cette supériorité technique et dont tu me vois parfaitement heureuse de ne faire aucun usage, de cette force qui, te surplombant, se gardera de jamais t’écraser, s’infère mon appartenance à une certaine grandeur morale autant qu’existentielle dont je ne sache pas que tout le monde puisse raisonnablement y prétendre. À bon entendeur. 

J’ai souhaité être en arrêt maladie seulement quinze jours parce que c’est déjà pas mal et parce que je ne suis quand-même pas à l’article de la mort.

Depuis que tu as commencé à lire ce texte, il a avancé de 12 410 kilomètres. Il s’est étiré, comme du caoutchouc.

Je pose mes fesses sur la chaise du balcon. Je traîne mes pieds nus de la cuisine à la salle de bain. J’enfile des tongs pour aller consommer un café croissant au bistrot du coin. Le temps passe qui me voit aussi ranger mon appartement, téléphoner à des copines, aller au cinéma, ne pas consulter mon mail professionnel, regarder des vidéos youtube sur l’expansion de l’univers. Depuis que tu as commencé à lire ce texte, il a avancé de 12 410 kilomètres. Il s’est étiré, comme du caoutchouc. Ou comme une pâte à tarte. Mon esprit aussi s’agrandit qui lentement, au fil des jours, établit la cartographie de la situation et mûrit le meilleur plan de sauvetage. Ce plan s’appelle : on prend ses jambes à son cou et on déguerpit. L’idée m’était venue il y a longtemps et sans que je la retienne. Partir, je n’aime pas cela. Demandez à une plante de partir, vous verrez à peu près ce que cela donne sur moi. Il y a des gens qui aiment le mouvement. Mon mouvement à moi est vertical et consiste en l’enfoncement de mes racines toujours plus profondément dans le terrain que je me suis choisi et avec pour corollaire ma poussée vers le ciel. Partir c’est bon pour les gens qui vivent à la superficie des choses et d’eux-mêmes. Pour les gens superficiels, quoi. Grand bien leur fasse. Oui sauf que là on va quand-même se barrer et plus vite que ça. Les racines on va les empoigner par les deux mains et elles seront comme une robe de bal. Il faut partir. La maison brûle. Il faut partir et, encore plus que partir, il faut en être content. Heureusement, j’ai la chanson de Michel Sardou :

Mes chers parents je pars

Je vous aime mais je pars

Vous n’aurez plus d’enfant 

Ce soir

Je ne m’enfuis pas : je vole.

Comprenez bien : je vole

Sans fumée, sans alcool

Je vole

Je vole

Karaoke sur YouTube, bras ouverts, paumes vers le ciel, dos très droit pour favoriser la colonne d’oxygène, voix proche du hurlement, micro imaginaire, tête en arrière, coups envoyés sur le mur par le voisin, oui bon ben il est possible qu’il soit minuit et demi et que je ne m’en sois pas complètement aperçu. 

Au bout de douze jours d’arrêt maladie, j’ai ourdi un plan machiavélique et dont je crois que le surgissement dans mon esprit a quelque chose à voir avec le gros rien dans lequel je baigne depuis que je suis à la maison. Dans le rien, dans le vide social, dans la plaque de soleil sur le balcon et tiens voilà que le chat la traverse, dans la solitude, dans le principe acté par le code du travail de l’arrêt maladie avec indemnisation (mais à quelle hauteur et pour combien de temps ?), dans cette tong traînant sur la moquette, dans le bout de chewing-gum accroché à sa semelle, dans le petit trou sur le bout de chewing-gum et quel incommensurable mystère m’attend après la mort qui était peut-être déjà là tout opaque – le mystère – avant ...