Illustration : Jean Nipon, Study for Barbara at the Office, 2023.

Zone Critique a rencontré l’artiste Jean Nipon. Cet ex-musicien, qui s’est construit  par le dessin un univers troublant et hors du temps, révèle une maîtrise de l’art du crayon magistrale. Pendant que ses petits formats se font une place sur une scène de l’art contemporain où la figuration revient en force, Nipon poursuit une pratique solitaire qui fait correspondre son art du dessin à un artisanat obsédant.

«  Il est hors de question que je sois vu comme un créateur, je ne suis pas un inventeur, je fais juste » me dit immédiatement Jean Nipon, à peine installé dans le café où il m’a donné rendez-vous. Le dessinateur, qui vient tout juste de boucler l’exposition monographique consacrée à ses derniers dessins, « Nouveau ruines » (dans la galerie parisienne Pact qui le représente également), aura du mal à me faire croire ce qu’il vient de dire. J’opine en repensant aux magnifiques portraits en clair-obscur dont il s’est fait une spécialité depuis maintenant presque 10 ans. Et j’allume mon micro.

Nipon parle vite, sans égard pour son manteau affalé devant lui sur la table, comme si la suite de ses idées ne lui avait pas encore laissé le temps de distinguer cette petite montagne rembourrée qui nous sépare. Bonne nouvelle : j’avais peur que ces dessins pleins de silence cachent un artiste muet. Il n’en est rien.
Quand certains taisent leurs influences artistiques comme si elles pouvaient trahir une faiblesse, lui s’y plonge entièrement, n’oubliant aucune des figures de son musée imaginaire traçant une bonne partie de l’histoire de l’art pictural occidental :  Cranach, Ghirlandaio, Poussin, pour ne citer qu’eux, avec quelques incursions dans les modernes, quand même. Et bien sûr, son maître absolu : Ingres. Rien que ça.
Pas facile de construire son art et de se prétendre créateur devant une telle armée de maîtres de la toile. L’histoire de la peinture moderne et contemporaine n’est-elle pas, d’ailleurs, une volonté de bifurquer devant cet héritage trop lourd, trop rigoureux ? Qu’on se rassure, la pratique de Nipon n’est pas une simple révérence à des formes artistiques lointaines.

Jean Nipon, The Three Graces
The Three Graces, Jean Nipon, 2022

Jean Nipon a déjà un nom quand il commence à publier ses dessins sur Instagram, au mitant des années 2010. Il n’est pas inconnu des teufeurs qui ont pu entendre un certain Nipon, Dj de son état, passer d’obscurs tracks de Techno dans les clubs parisiens quand il ne les produisait pas lui-même. À ce mot, Nipon m’arrête : « Produire de la musique, il y a quelque chose d’industriel là-dedans… Maintenant, je vois ça comme de la musique de limonadier, pour vendre des bières… ». 

Le limonadier, qui était aussi graphiste occasionnel, a perdu foi dans la musique électronique. Seul, fauché mais avec du temps devant lui, Nipon a alors pris le temps de « faire quelque chose de vraiment lent, avec de la substance ». 

« Pour obtenir ce vert céladon, il va me falloir quatre crayons de couleur, non seulement quatre, mais également dans un ordre certain. Ça te force à être sûr de toi au final, et de savoir si tu veux faire ce ruban vert qui t’obsède »

Le dessin s’est donc imposé comme une pratique solitaire, n’acceptant aucune faute de concentration, où tout est « chiant à faire ». « J’ai commencé à dessiner et je me suis rattaché à quelque chose de thérapeutique, d’abord. Crayons de couleur, un médium pas sale, qui ne laisse pas de trace d’acrylique, d’huile… mais une activité où tu vas râler, car aux crayons il faut beaucoup de temps pour faire quelque chose d’un peu léché ».

Nipon n’avait jamais touché aux crayons, me promet-il, avant cette découverte sur fond de spleen, mais elle ne lui est pas tombée dessus par hasard : « Je me suis souvenu que j’étais fan de peinture, avant… Je me suis rappelé mes passions d’il y a 20 ans. » Un souvenir de son passé aux Beaux-arts de Bordeaux, années d’étude orientées vers l’art conceptuel façon Villa Arson, dans la grande mode du début des années 2000. Nipon l’étudiant a baigné dans l’art contemporain, loin des dessins figuratifs qui viendront après, mais avec déjà une question obsédante : comment produire une image pertinente ? 

Je l’écoute retracer sa vie dans des ruptures nettes : changement de vie radical,  plus d’alcool ni clope, l’image rachetant la musique, comme une rédemption après les vices. Mais pensait-il aux mains gonflées des portraits de Cranach, ces mains qu’il m’avoue adorer, quand il mixait à 4h du matin devant des types bourrés qui attendent leur « drop » ? Cette idée m’amuse, tant il est difficile de croire que la précision de son trait a surgi d’une simple crise de la quarantaine. 

Habile pour distinguer l’Avant de l’Après, Nipon change d’attitude quand il s’agit de parler de la figuration qu’il pratique : « C’est vrai qu’en dessin, je reprends des formes d’il y a 400 – 500 ans, pour prouver qu’elles sont encore actuelles, car une colline ressemble encore à une colline ». Ainsi le dessinateur navigue au large, loin des modes, loin de ce temps bouclé, auto-référentiel, qu’il attribue à la musique électronique. Une conduite qu’il s’est choisie pour s’approcher un peu de cette fameuse « jeunesse de l’art », expression qui le tient à son fantasme, celui d’un univers intemporel. 

Continuer d’avoir 25 ans à travers son art, chaque artiste a là-dessus son secret de jouvence. Alors que depuis plus d’un siècle ils sont si nombreux à avoir choisi de faire sauter le cadre quadrilatère de l’art pictural, Nipon s’y colle, en rajoutant même : dans ses dernières expositions, un triple cadre en bois superposés enserrant chacune de ses œuvres. Nipon m’apprend que c’est lui-même qui les fabrique (d’après un modèle créé par la peinture Gluck), comme s’il souhaitait que rien ne puisse dépasser du dessin, fortifié, triplement verrouillé, et apte à poser « les questions épineuses, les pieds dans le plat : la figuration, le cadre, et l’image ». Gros programme, pour artiste qui veut se donner du mal.

Jean Nipon, NOUVEAU RUINES
NOUVEAU RUINES – JEAN NIPON 2024

Pas étonnant, alors, que l’artiste nous parle de son insatisfaction perpétuelle devant le rendu de ses dessins, si équilibrés...