ANALYSE. Bible des polyamoureux à l’apogée du mouvement sexpositive, La Salope éthique, essai et manuel de développement personnel rédigé par Dossie Easton et Janet W. Hardy, se targuait d’être l’arme contre le puritanisme et la bienpensance des années 90. Deux décennies et de nombreuses rééditions plus tard, que reste-t-il pour ceux qui sont encore à la recherche d’un code amoureux ?
Étape 1 : l’idéal
« On devrait changer de code amoureux », me disait il y a quelques mois un ami en baissant légèrement le regard vers moi, avec l’air de circonspection qu’ont généralement ceux qui veulent étouffer modestement à leur interlocuteur leurs élans d’idéalisme. Voyez-vous, j’aime les idéalistes, et c’est certainement mon penchant pour la naïveté qui m’a empêchée de répondre sur un ton professoral : de code amoureux, il n’en existe plus, il reste, tout au plus, la loi, certaines choses sont proscrites, bienheureusement, et en termes de code, chacun s’autorise sexuellement à peu près tout ce qu’il veut, dans les bornes du possible, bornes bien souvent délimitées par les sentiments d’autrui, et c’est souvent cela qui attriste, affole et libelle tacitement le code. Le code s’invente à chaque fois qu’on désire une nouvelle personne, et très justement, mon grand ami n’avait pas lâché cette petite phrase pour le plaisir de la dialectique : son amoureuse lui avait proposé de tenter le polyamour, alors je me suis laissé tenter par le charme désuet de l’éthique.
J’avais vu passer assez de blagues sur les partisans de la non-ethical monogamy [ndlr : « la non-monogamie éthique »] sur les réseaux sociaux anglo-saxons pour savoir que le code polyamoureux avait été dicté à la fin des années 90 par deux héritières des contre-cultures des années 1970 à San Francisco, Dossie Easton et Janet W. Hardy, dans ladite « bible polyamoureuse » : The Ethical Slut : A Guide to Infinite Sexual Possibilities. Ne faisant pas partie des médisants et des cyniques, la seule évocation d’un titre qui promettait de renfermer l’infini dans un livre qui ne s’adresserait qu’aux putes revendiquées me séduisait déjà, et il n’y avait que le moteur de recherche de ma bibliothèque municipale pour me refroidir : l’essai avait été publié en France en 2013 sous le titre bien plus chaste de La Salope éthique : Guide pratique pour des relations libres sereines. Je voyais donc reculer l’horizon du monde infini des possibilités sexuelles et s’approcher la baguette austère du guide pratique pour lesdites relations libres. Le bon esprit français serait-il devenu plus puritain que celui de son confrère américain ? Pas vraiment. Il est même bien possible que les traducteurs, Céline Robinet et David Le Guillermic, aient comme senti que le fameux guide ne renfermait pas l’infini, mais venait plutôt réguler un nouveau type de sexualité. Pourquoi pas ? Après tout, j’étais à la recherche d’un code et d’une éthique.
Étape 2 : l’utopie
Ouvrage de référence pour une catégorie d’américains éduqués, La Salope éthique veut transmettre à ceux qui vivent dans « la culture mainstream monogame du XXIe siècle » tout ce que les « subcultures sexuelles avant-gardistes » ont imaginé pour combattre les préjugés d’une « tradition occidentale marquée par la négativité sexuelle ». Les deux autrices s’arment donc d’un héritage culturel très vaste, pour ne pas dire vague, et mentionnent dans un même souffle la communauté Rajneeshpuram de l ’Inde des années 60, le groupe Bloomsbury dans l’Angleterre de l’entre-deux guerres (imaginons Virginia Woolf et E.M. Forster dans un polycule), la communauté Oneida dans l’Ohio du XIXe siècle, inspirée du Phalanstère de Fourier (Wikipédia m’apprend qu’ils pratiquaient la rétention de l’éjaculation), bref, une multitude de communautés sexuelles utopiques qui ont un jour réinventé le code amoureux. Le guide enseignerait aux lecteurs désemparés dans leur vie affective comment recréer une utopie à l’échelle individuelle. Partagé entre la théorie (rebaptisé les « Les Préliminaires ») et des consignes de développement personnel (« Les Travaux pratiques »), Hardy et Easton ont la modestie de proposer un ouvrage accessible à tous, qui vulgarise l’histoire et les gender studies, donne à lire des témoignages de patientes ou même leurs propres anecdotes, et suggère quelques exercices dans des encarts surmontés d’un dessin de jeune femme à talons aigu...