Poète incandescent, animateur radio, critique d’art, militant politique et indépendantiste algérien, Jean Sénac est le symbole d’une écriture en lutte, sensuelle, poétique et politique. Longtemps inaccessibles et dispersés, ses écrits (préalablement réunis en 1999 par les Éditions Actes Sud en un ouvrage anthologique récemment réimprimé) constituent un précieux rempart à l’omission. En effet, le poète a subi de nombreuses persécutions et censures avant de tomber dans l’oubli. Nourrie par sa mémoire labyrinthique, son attachement à la terre d’Algérie et son identité troublée, son œuvre, complexe et protéiforme, résiste tel un astre triomphant.
« Maudit trahi traqué
Je suis l’ordure de ce peuple
Le pédé l’étranger le pauvre le
Ferment de discorde et de subversion.
Chassé de tout lieu toute page
Où se trouve votre belle nation
Je suis sur vos langues l’écharde
Et la tumeur à vos talons ?
Je ne dors plus je traîne j’improvise de glanes
Un soleil de patience Ici
Fut un peuple là meurent
Courage et conscience. Le dire
Palais de stuc Jeunesse et Beauté à l’image
Des complexes touristiques. L’écrire
Dénoncer le bluff Pour que naisse
De tant de rats fuyants un homme
Risquer le poème et la mort. »
— Citoyen de la laideur, 1972
La lumière de l’aube trace des rayons fauves sur les parois du car brinquebalant. Il est assis sur une caisse, non loin du chauffeur. Son carnet corné, gondolé par le sel et la sueur, repose sur sa cuisse. Par la fenêtre, il observe les gourbis, les herbes brûlées, les craquelures ocres. Le sentier flexueux malmène le véhicule. Plus loin, l’oued de Sidi Mar s’étale, scintillant. C’est la première fois qu’il traverse ainsi son pays, l’Algérie. Il s’imprègne du paysage puis saisit son carnet, son écriture tremble. Il a 17 ans, c’est son premier voyage.
Une blessure au crâne et cinq coups de couteau portés à la poitrine. Dans la nuit 29 au 30 août 1973, le soleil décline sinistrement. Alors âgé de 47 ans, Jean Sénac est assassiné. Son corps inerte est retrouvé chez lui, dans la cave indigente qu’il occupait, à Alger. Le meurtre reste, à ce jour, non élucidé.
Jean-Sénac naît à Béni-Saf en 1926, en Oranie française, d’une mère catalane immigrée, Jeanne Comma, et d’un père spectral, inconnu. Le petit Jean n ’a pas de nom et emprunte celui de sa mère. Ce n’est que plus tard qu’il sera reconnu par son beau-père, Edmond Sénac. La vie de l’auteur est marquée par l’indésir, dès sa naissance. Jean Sénac est l’enfant du viol.
« Comment j’ai vu le Père alors ? Est-ce qu’on voit la Beauté ?Est-ce qu’on voit les Ténèbres ? Est-ce qu’on voit une Parole évidente comme le Pain ? J’ai pleuré, j’ai souffert, et je me suis vu, moi, face à lui, bâtard, comme le pain. Parce qu’il fallait vivre chaque jour avec les voisins, les cousins, et les autres gosses comme si de rien n’était, il a fallu apprendre, minutieusement, les mensonges, le nom du faux-père, oublier le vrai. Pour un gosse, les petits mensonges, c’est facile, pas le grand. Pas Le Mensonge, permanent, abrupt, inflexible. Pour s’y accommoder, il faut du temps, se former la mémoire, apprendre le jeu. On s’y écorche le cœur, et dans l’âme il reste toujours comme un refus, une révolte. »
Cette révolte sera, inévitablement, le motif d’une quête. Celle du père fantasmé, « gitan violent violeur », qui par son absence prend trop de place. Une écharde qui s’insinue dans la chair. L’énigme et la plaie.
“Jean Sénac est le symbole d’une écriture en lutte, sensuelle, poétique et politique.”
Sénac grandit auprès de sa mère et de sa petite sœur, porté, dans l’enfance et l’adolescence, par une foi profonde. Imprégné par le climat éminemment conservateur de l’Oranie de...