Entourées des spectres de poètes·ses révolutionnaires, Araba, Milady et Soledad, trois amies maquisardes lisent et écrivent leur journal de bord. À tour de rôle, chacune dépose un peu de leur pensée-journée comme archives du futur – extraits :

  • Mardi 2 septembre 1945

    Nous attendons impatiemment qu’il monte sur l’estrade. Les rues de Hanoï remuent ciel et terre, toutes semblent mener vers la place Ba Dinh dont la pancarte rond-point Puginier vient d’être piétinée. Nous avons reçu un télégramme de Madeleine Riffaud, Milady lit :

La liberté c’est ce cours d’eau
Qui vient passer sur ta maison.
Tous les gens de la rue y puisent à pleins seaux
Les filles fatiguées y viennent se baigner
Le soir, quand la sirène ouvre les ateliers.
Et l’on y lave, aussi, les vestes de travail.

Une partie du message est illisible, puis :

C’est un fleuve sans rive et notre foule s’y perdra,
Se fondra, fraternelle, à celle de partout.

Demain, ceux qui vivront trouveront naturel
D’être au large, au soleil, sur la mer Liberté.

Au dernier mot, « je chanterai ces chansons jusqu’à ce que la liberté revienne » sort de la bouche en chœur du président-poète Hô Chi Minh1.

  • Mercredi 3 septembre 2023

Au 1er étage de la Maison du Peuple de Solre-sur-Sambre, nous arpentons des textes du jeune Marx sur la Belgique. Il met en dialectique la Belgique et la Pologne, le peuple slave dans un rapport d’extériorité. La Pologne et sa lutte d’émancipation nationale sont sacrifiées sur l’autel de la Révolution française. La Prusse et l’Autriche, qui occupent la Belgique, entrent en guerre contre la France révolutionnaire et matent l’insurrection dans les provinces belges, tandis que la Russie tsariste écrase l’insurrection polonaise. Des Jacobins à Bonaparte, la solidarité, si elle s’énonce, disparaît toujours derrière le principe de non-intervention. Marx, ou Jean-Luc Engels, traite Edouard Robespierre de petit-bourgeois. La Pologne devient le champ de bataille de cinq démembrements successifs. Emmanuel Napoléon, dans ses guerres de rapine, exige deux cent mille bouteilles de vin à Varsovie, sans quoi il abandonnera les Polonais aux Russes.
Des larmes de Soledad ouvrent un trou de mémoire, morcelée comme un champ de mine. Les hommes de Solre rejouent la scène macabre d’un départ à Waterloo. Les femmes leur servent du pékèt2 dans des godets loués aux antiquaires. Ils paradent comme des spectres blafards sur les talus des grandes routes. Ils disent que l’Hommage est pour les fils de fermiers partis combattre à Waterloo. Ils rejouent l’enrôlement et la défaite. Enlever les redingotes, retrouver les communistes, venger Julien Lahaut3.

  • Jeudi 4 septembre 1941

Depuis la maison Zaha Hadid du port d’Anvers, nous marchons au cœur des 100 0004 en direction du port de Gênes. En tête de cortège, les femmes de l’usine Cockerill entament Bou Bou Bou YeYe5. Le long du canal, nous saluons le pavillon du Handala de la Flottille Sumud. Nos pas côtoient ceux de Diaw Falla. Il nous parle de Susanne Buck-Morss, de Hegel et d’Ayiti, des cahiers de Gênes où arrivent les nouvelles de la révolution haïtienne dans la littérature anti-napoléonienne. Dans le Maître et l’Esclave, l’esclavagisé se reconnaît en mettant en péril sa vie. Les philosophes chauves trouvent la métaphore brillante. Ce n’est pas une métaphore mais le sang d’Ayiti6.
Le long du canal, Soledad graffe un vœu d’un clou carvelle, cet article 13 de la constitution de la première république Noire.

Article 13 – Ayiti
  • Vendredi 5 septembre 1976

Ce matin, Araba relit un des carnets d’Yvonne7 et retranscrit un de ses poèmes pour le recueil que nous aimerions faire publier : 

Voici que s’inaugure

un vieil empire

aux frontières de soleil et d’eau

sur les ruines de Rome

parmi les foins coupés

Régnons

Toi qui demeures

de toutes les absences

Toi seul qui me connait

Et peux me saluer, 

Amour!

Ici tout est tombé

les vents et la pluie

ont sapé les colonnes

mais l’ombre du cyprès

nous garantit le jour

comme moi… aime moi

ma ville, ma jumelle

et moi, ombre de moi

Araba nous parle de « l’art de la guerre » de Sun Tzu, le guerrier fugitif. Rédigés durant la période des printemps et des automnes, entre 1000 à 700 avant Isa ibn Maryam, entre les fleuves Jaune et Bleu en Chine, les écrits sont gravés sur des lamelles de bambous reliées par des liens de soie. Il déploie, en treize chapitres, ce qui est nécessaire dans toute entreprise de guerre. Araba l’a traversé, ayant à l’esprit ce qu’elle entend par lutte, dont les dimensions matérielles et spirituelles sont indissociables : « On ne peut avoir des chances de gagner que si on est absolument convaincu de la justesse de la cause qu’on défend. Cette conviction va de pair avec une acuité portée sur ses propres intentions. »

Yvonne Sterk
  • Samedi 6 septembre 2025

Cette nuit, nous recevons les images du village du mari de Julie. Depuis le début de la guerre au Faso, ils n’ont pas pu aller loin dans la terre. Les voyages se concentrent sur la Capitale et les grands axes du Pays. La fumée prend la colline, le feu les maisons. Les villageois ont fui. Quatre d’entre eux se sont réfugiés dans une habitation. Ils y ont mis le feu. Qui ? Une question sans une seule réponse. Quatre personnes ont péri dans les flammes.
Nous sommes à une fête d’anniversaire, on y souffle des bougies et des rires tandis que le village des ancêtres brûle. Ce n’est pas un régime d’exception c’est la règle. Nous prenons un café latte, scrollons entre des morceaux de corps à Gaza et une réclame pour la rentrée des “classes” ou une sortie littéraire.
Les nouvelles prennent l’eau, nos yeux sont secs.

  • Dimanche 7 septembre 2031

Nous nous sommes retrouvées dans le jardin d’Erasme à l’aube. Nous tenterons demain d’occuper une partie du Béguinage afin que nos camarades du Comité des femmes sans-papiers8 puissent s’y installer pour l’hiver.
Un néon rouge flashe en intermittence au-dessus de la chapelle désacralisée :
Justice pour Adil9.  

Album de Colette Magny / Justice pour Adil.
  • Lundi 8 septembre 2021

Petit repas à l’occupation de l’Université Populaire de Bruxelles croisé avec une réunion improvisée pour les prochaines actions. Milady, Myriam et Basel discutent de l’usage tactique des chansons, du genre de celles que les femmes palestiniennes chantaient en dehors des prisons et dans les collines où les commandos palestiniens se terraient, afin de transmettre des communications en langage codé, et d’une version de la dal’ona10 populaire qui allait signaler à la résistance que ces gens étaient utilisés comme des boucliers humains par les troupes de l’occupation et communiquer leur position.
Najib et Emel sont interviewés au studio volant de radio Panik. En clôture de l’émission, Najib11 rappe ces sillons que nous répétons entre nos gencives enflammées :

C’est plus de 70 ans de viol du droit international

Le vrai scandale, c’est qu’on s’habitue à ce que ça soit banal

70 ans à servir de paillasson

où toute une vie tient au doigt sur la gâchette d’un colon

Plus de 70 ans de silence abyssal, de snipers israéliens,

qui visent ton front ou ta colonne vertébrale

Plus de 70 ans d’hypothèses fumantes

des milliers d’âmes condamnées à finir leurs jours sur une chaise roulante

Plus de 70 ans à porter leurs clés, 

à garder leurs sourires et être pour les siens une fierté.

  • Mardi 9 septembre 2025

Nous marchons le long de boulevard vitrifiés. Plusieurs centaines de mètres d’affiches collées sur des façades miroirs. Ce Théâtre quelque part ne sera pas Nommé. C’est celui qui est nommé Siège dans toutes les commissions culturelles du pays. Un énième événement culturel sur l’amour se targue de vouloir opposer à la négativité ambiante un espace dédié « aux forces de l’amour et du désir résolument subversives ». Nommé ne nomme pas génocide. Nommé ne nomme ni Gaza ni Goma. Nommé s’enterre et revendique le droit de parler « d’autre chose » sans renoncer à l’auréole de subversion. Soledad cherche un chœur à prendre et murmure je dois manger et je n’ai plus de terre

Araba souffle : 

Derrière le bouclier
il doit nous rester
une raison de lutter
quelque chose à sauver
un monde qui vaille
après la bataille

  • Mercredi 10 septembre 1909

À la sortie de l’usine, nos sacs de toile sont enflés d’exemplaires. Araba tend à Soledad la première version freshement imprimée du little red songbook12. Assis sur les trottoirs, plusieurs Wobblies fument des lucky strike et sifflotent Solidarity Forever. Milady reluque l’épaule gauche de Ralph13, le chat noir vénère tatoué surligne les veines enflées d’espérance. Si le romantisme ne tue pas, peut-on tuer le romantisme ?

  • Jeudi 11 septembre 1973

10h23. Le choc est immense. Depuis le palais de Moneda, Salvador Guillermo a tiré entre ses propres tempes. Nos thorax cherchent une arythmie. Radio Magallanes diffuse des voix. Celle de Soledad Bravo14 chante celle de Mario Benedetti15, elles nous remettent debout et nos trois bustes oscillent jusqu’à demain. 

Pour tuer l’homme de paix

pour frapper son front propre de toute angoisse

ils durent se changer en cauchemar

pour vaincre l’homme de paix

ils durent rassembler toutes les haines

et en plus les avions et les tanks

pour battre l’homme de paix

ils durent le bombarder, le faire flammes

parce que l’homme de paix était une forteresse

Pour tuer l’homme de paix

ils durent lancer la guerre sale,

pour vaincre l’homme de paix

et faire taire sa modeste et perforante voix

ils durent pousser la terreur jusqu’à l’abîme

et tuer plus encore pour continuer de tuer,

pour battre l’homme de paix

ils durent l’assassiner plusieurs fois

parce que l’homme de paix est une forteresse,


Pour tuer l’homme de paix

ils durent imaginer que c’était  une troupe,

une armée, una hueste, une brigade,

obligés de croire que c’était une autre armée,

mais l’homme de paix était seulement un autre peuple

et il tenait entre ses mains un fusil et un mandat

aussi il fallait plus de tanks, de rancœurs

plus de bombes plus d’avions et plus d’opprobres

parce que l’homme de paix était une forteresse

Pour tuer l’homme de paix

pour frapper son front propre de toute angoisse

ils durent se changer en cauchemar,

pour vaincre l’homme de paix

ils durent toujours s’affilier à la mort

tuer et tuer plus encore pour continuer de tuer

et se condamner à une solitude blindée,

pour tuer l’homme qui était un peuple

ils durent se retrouver sans peuple.

  • Mercredi 10 septembre 2025

Un graffiti de mobilisation pour le mouvement « Bloquons tout » du 10 septembre, à Paris, le 4 septembre 202516.

«Selon l’estimation des services de renseignement, la journée de mobilisation Bloquons tout de mercredi 10 septembre pourrait compter jusqu’à 100 000 participants sous une forme ou une autre. Ce chiffre, qui reste toutefois très aléatoire, a été élaboré à partir de la participation estimée aux assemblées générales de préparation qui ont eu lieu sur l’ensemble du territoire tout au long de l’été et, de manière plus intensive, depuis deux semaines. »


Araba bni Snassen vit, écrit entre les terrils liégeois et le massif de Bni Snassen. Elle agit sur plusieurs fronts, depuis sa veine syndicaliste au sein d’IWW, connu pour son organisation autogestionnaire, sa transparence, son internationalisme et son usage actif de l’action directe des travailleur·ses (au sens non confiné), termes qu’on peut affubler à Araba sans scrupule. Aussi active dans d’autres collectifs, elle est une soignante du commun, du vivant, du résistant. Elle élève plusieurs enfants au milieu du fracas ambiant, nourrit des chats nomades et cuisine un des meilleurs bibimbap en hommage aux séries coréennes, telle celle qui relate les révoltes paysannes féodales. Elle poursuit l’espoir que la poésie, le soufisme et l’amour révolutionnaire soient de la même argile, et plonge depuis quelque temps dans les archives d’Yvonne Sterk avec sa comparse Milady Renoir afin de raviver les contestations depuis la Belgique contre les mécanismes colonialistes.  

Julie Jaroszewski alias Soledad Kalza est metteuse en scène, autrice, chanteuse et musicienne. Biberonnée à Brecht et Weill, elle a appris du flamenco à chanter jondo-profond. Du blues, elle apprend le cri, et la Négritude au moins d’une certaine classe sociale, celle de sa grand-mère chanteuse et wallonne. Elle a notamment mis en scène Le Chœur d’Ali Aarrass, prolongeant la lutte pour la libération du prisonnier belgo-marocain. Le duo avec Sina Kienou, depuis l’improvisation, le chant de contestation et les chansons à textes, la culture mandingue, les plaines et maquis, fabrique le disque Atlanti Kaw, « Peuple Atlantique », un espace commun sans renoncer aux singularités qui les constituent. Lauréate d’une bourse FRArt/FNRS en Belgique, elle mène le projet Iconologie des chassé·es de l’Histoire de Belgique / Dialectique de l’ensauvagement, à la croisée de la recherche artistique et de l’engagement politique.

Milady Renoir est poétasse™, performeuse et animatrice d’ateliers d’écriture depuis +20 ans auprès de personnes blindées d’histoires à raconter-écrire-crier. Elle anime également des formations auprès de profesionnel·les d’orgas culturelles, d’éducation permanente et de collectifs de luttes sociales ripostant aux violences d’Etat, Elle préfère la poésie et la scène aux non-dits et quiproquos, même s’ils sont terreau de poésie. Milady écrit pour des revues et des podcasts d’arts, de sciences humaines et d’analyse politique, s’engage cœur et âme au service de la réappropriation des droits des personnes sans papiers, chronique dans des émissions de radios, performe avec son corps de quinqua rabat-joie et écrit des plaidoyers, des slams entre deux doutes et trois urgences en gardant le thorax sensible, la gorge serrée et le poing levé – miladyrenoir.org.


1. Hô Chi Minh. Le 2 septembre 1945, à Hanoï, Hô Chi Minh a proclamé l’indépendance du Viêt Nam et la fondation de la République démocratique du Viêt Nam (RDV), suite à la révolution d’Août et à la capitulation du Japon à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette déclaration d’indépendance a été le point culminant des efforts du Việt Minh contre l’occupation française et japonaise, mais elle n’a pas été reconnue par la France, ce qui a mené à la guerre coloniale dite d’Indochine. 

2. Pékèt est le nom donné en wallon aux baies de genévrier. Il veut aussi dire piquant. Il est de tradition en région mosane, de Maastricht à Namur, d’en faire une eau-de vie, parfois aromatisée.

3. Julien Lahaut : hors-serie.net/venger-lahaut-lassassinat-du-president-du-pc-belge-effet-boomerang-du-colonialisme/.

4. 100 000 : belgiumwwii.be/belgique-en-guerre/articles/greve-des-100-000.html.

5. Bou Bou Bou Yeye : tumblr.com/jbgravereaux/167379921206/chronique-du-nord-colette-magny-bou-bou-yeye.

6. Constitution de la République Noire d’Ayiti (1805) : southcoastview.co.uk/news/polish-soldiers-in-haiti/?utm_source=chatgpt.com.

7. Yvonne Sterk, poétesse, journaliste et fedayin : litterature-etc.com/yvonne-sterk-1920-2012-par-milady-renoir/.

8. Sans papiers : sanspapiers.be/notre-revendications/.

9. Ce slogan fait référence à la mort d’Adil Charrot, un jeune de 19 ans, décédé après une collision à cyclomoteur avec un véhicule de police banalisé. C’était le 10 avril 2020, dans les rues de la commune d’Anderlecht, à la suite d’une course-poursuite par la police. La RTBF a révélé les accusations de racisme de la part de plusieurs policiers à l’encontre de celui qui est directement impliqué dans la collision. Des accusations de racisme, de harcèlement moral et sexuel, et aussi qu’il se serait vanté à plusieurs reprises d’avoir tué Adil. – instagram.com/justicepouradil/?hl=fr.

10. D’alona : Un genre de chant campagnard qui servait lorsque les villageois se réunissaient afin d’aider à poser une toiture sur la maison que construisait ou réparait un autre habitant de leur village : charleroi-pourlapalestine.be/index.php/2021/11/25/i-have-found-my-answers-jai-trouve-mes-reponses-les-ecrits-de-basel-al-araj/.

11. Najib « Plus de 70 ans » :charleroi-pourlapalestine.be/index.php/2021/07/01/plus-de-70-ans-le-nouveau-clip-de-code-rouge-sur-la-palestine/.

12. Little red songbook : Le syndicat IWW, Industrial Workers of the World, est né aux Etats-Unis en 1905. Son mode d’organisation et ses revendications le rattachent au syndicalisme révolutionnaire : il faut parvenir à la disparition des classes dominantes, et d’ici là la seule interaction avec ceux dont les intérêts sont fondamentalement opposés à la classe ouvrière est la lutte. Les Wobblies, membres de IWW, recourent à l’action directe pour parvenir à des avancées à court terme et à long terme, localement et plus largement. Ces livrets de poche ont joué un rôle clé dans les actions des IWW et étaient généralement disponibles pour une somme modique. Y figuraient des chansons, des hymnes religieux, des morceaux populaires revisités et des standards folkloriques. Et mêlent satire, humour et élans visant à transmettre la vue des IWW sur le travail et la lutte des classes. Dans chaque recueil se trouvait le préambule des Industrial Workers of the World,et les instructions pour adhérer à l’IWW.

13. Solidarity Forever a été écrit par Ralph Hosea Chaplin. Ce chant devint plus tard un hymne pour divers mouvements ouvriers, jouant un rôle important dans les efforts d’organisation du travail des années 1930.

14. Soledad Bravo, chanteuse vénézuelienne : instagram.com/soledadbravooficial/?hl=fr

15. Mario Benedetti, poète écrivain uruguayen : esperluete.be/index.php/catalogue-2/auteurs/benedetti-mario.

16. Graffiti de mobilisation. ©RAFAEL YAGHOBZADEH POUR « LE MONDE ».