La culture peut-elle proposer un langage alternatif à celui de l’entreprise ?
Le langage de l’entreprise est en pleine mutation. Du Miracle morning au kick-off meeting, et du Blue sky thinking au Vision board, la langue du travail s’enrichit chaque jour d’anglicismes, de mots techniques et de néologismes, tandis que les expressions traditionnellement utilisées dans les énoncés professionnels changent de sens, comme le révèle l’abécédaire de notre contributrice Clémentine Aupire. Une “incroyabilisation du discours professionnel” est à l’œuvre dans le langage, où pullulent désormais les termes absurdement positifs et exagérément bienveillants.
Pourtant, malgré l’enrichissement quotidien de son lexique, la langue de l’entreprise ne cesse de se réduire en simple instrument de communication. La prise de parole manageriale se caractérise ainsi par un style « stéréotypé et marqué par l’a-syntacticité. Ce style elliptique, condensé à l’extrême s’exprime sous la forme de tableaux, de listes et de phrases compactes apparaissant sur écran géant dans les incontournables diaporamas, powerpoints ou slideshows » (Langage managérial et dramaturgie organisationnelle, Nicole D’Almeida et Cendrine Avisseau)
Un langage qui colonise la vie
À la fois plus riche et plus creux, plus vide et plus sournois qu’hier, le langage de l’entreprise est un paradoxe, donc un formidable territoire d’exploration : alors, que révèle cette transformation du langage de l’entreprise ? Est-elle anecdotique, ou bien est-elle le symptôme d’une transformation plus profonde de notre société ? En d’autres termes, cette métamorphose du langage met-elle au jour une reconfiguration de notre rapport au travail et de notre système de valeurs ?
Dans sa grande enquête sur la plateforme LinkedIn, notre journaliste Lisa Delille décrit ainsi une radicalisation des discours, encouragée par les Growth Hackers, ces pirates de croissance qui promettent de démultiplier votre chiffre d’affaires. Cette radicalisation du langage de la promotion de soi réactive la figure du Self Made Man.
De son côté, l’autrice Louise Guillemot se pose la question, dans son article La Grande Bavarde : Le langage proliférant de l’entreprise ne masquerait-il pas, souvent, un non-travail ? Les bullshit jobs, ces emplois qui brassent du vide décrits par l’anthropologue américain David Graeber, ne sont-ils pas souvent les plus bavards, bardés de titres ronflants ?
Force est de constater, en tout cas, que l’entreprise exporte son langage, colonise la vie et croit, peut-être sincèrement, parler au nom du monde du travail. Pour notre contributrice, elle a tort : car le langage de l’entreprise, s’il se répand aujourd’hui comme une pieuvre, est aveuglé, incapable de dire ce dont et à qui il parle vraiment, et inapte à décrire la grande diversité du monde du travail.
De Marx aux memes : la culture, un contre-langage de l’entreprise
Face à cette puissance tyrannique et colonisatrice du langage de l’entreprise, de nouveaux discours qui dénoncent les dérives idéologiques du travail, voient le jour : celui d’internet, d’abord, à travers le développement des forums et de memes, du mythique neurchi de flexibilisation du travail (ou NdFlex) sur Facebook, jusqu’à Disruptive humans of Linkedin ou encore, sur Reddit, le subreddit /antitaff.
Mais c’est peut-être finalement la littérature qui est la plus à même de dénoncer l’inhumanité du monde de l’entreprise, et de s’opposer à la langue marchande. Dans son récit Feuillets d ’usine, Joseph Ponthus, en essayant de trouver la beauté dans l’absurde, et en inventant une langue nouvelle, constituée de phrases courtes et nominales, qui coupent net les pensées avant qu’elles ne se développent, se bat, ligne après ligne contre l’aliénation du monde de l’usine, dans la droite lignée du Capital de Karl Marx, que nous vous proposons de redécouvrir.
Comme toujours nous laissons la part belle à la création émergente dans cette enquête : c’est elle qui nous permet, mieux que toute autre forme artistique, de radiographier les battements de notre société et les variations infimes du langage, qui révèlent soudain l’inhumanité de notre monde. Dans la fabuleuse fiction Un chat un chat, l’autrice Louise Guillemot invente ainsi une dystopie aussi glaçante que désopilante dans laquelle les boulangers sont devenus des Développeurs baguettes et les fleuristes des Flowers Artists.
Louise Guillemot nous montre ainsi que la vocation la plus profonde de la littérature est d’abord celle-ci : se réapproprier la langue chimiquement pure de l’entreprise, pour la resubstantialiser, lui rendre sa vitalité, et redonner du sens à nos existences.
Une enquête coordonnée par Julie Manhes et Sébastien Reynaud
SOMMAIRE
I. DU STORYTELLING AU MANAGEMENT : COMMENT LE LANGAGE DE L’ENTREPRISE DÉSHUMANISE NOTRE SOCIÉTÉ
#1 LE NOUVEL ABÉCÉDAIRE DU TRAVAIL
LEXIQUE. depuis quelques décennies, notre langue, notamment dans les énoncés professionnels, a connu quelques évolutions, il serait intéressant de comprendre ce qu’elles traduisent exactement : Qu’est-ce que ces nouvelles formulations révèlent sur notre rapport au travail ?
#2 L’ENTREPRISE : LA GRANDE BAVARDE
ANALYSE. Autrefois on appelait l’armée « la Grande Muette », cette arche sainte par-delà les partis qui n’avait pas le droit de vote. Aujourd’hui, l’entreprise est notre Grande Bavarde. Elle exporte son langage, colonise la vie et croit, peut-être sincèrement, parler au nom du monde du travail. Elle a tort.
#3 TRAVAIL SOUS ALGORITHME
ENQUÊTE. Pendant deux mois, de mai à juillet, notre journaliste – en fin de droits au chômage – s’est immergée dans le réseau social à but professionnel aux 30 millions d’utilisateurs dans l’hexagone. En sortira-t-elle indemne ? Rien n’est moins sûr.
#4 LES MANAGERS ET L’EDITION PAYANTE : L’ECRIT AU SERVICE DE L’IMAGE
ENQUÊTE. Depuis quelques années, des dirigeants d’entreprise motivés par la multiplication des possibilités d’éditions payantes, se muent en écrivains pour partager leur vision du management. Cette tendance interroge sur les nouveaux rapports entre le management moderne et l’écriture.
#5 UN CHAT UN CHAT
FICTION. Frédéric continue sa miracle morning tous les jours alors même qu’il est un jeune retraité de 73 ans : réveil très matinal pour assister au kick-off meeting de l’aube, visite à un flower artist avant de se rendre chez le Bread Artist. Cette routine bien huilée s’enraye pourtant de la façon la plus tragique.
#6 PARCOURS AVENIR
FICTION. Il est parfois difficile de savoir ce que l’on veut faire en terminale, alors plus tôt… C’est pourtant l’objectif de Parcours avenir. Tiphaine Mora, dans ce texte de fiction, montre l’absurdité de cet outil alors que la plupart des élèves n’ont aucune idée de quoi ils parlent.
#7 NATHAN
FICTION. Nathan est un stagiaire mal payé dans une boutique qui vend des snikeurses. Un jour, un vieux monsieur se rend dans la boutique pour en acquérir. Malheureusement, les snikeurses vont entraîner une série de conséquences tragiques.
#8 L’ÉVÈNEMENT
FICTION. Call, deck, meeting… Si vous pensez que ces termes sont réservés aux entreprises de la start-up nation, vous vous trompez. Ce texte de Rémi Letourneur montre que ce langage a contaminé de nombreuses sphères, y compris celle de la politique.
#9 INCLUSION-DÉCLUSION
FICTION. La météo ne correspond pas seulement aux bulletins météorologiques que l’on peut consulter sur son téléphone ou à la télévision. Il s’agit aussi d’une technique de management qui consiste à classer l’humeur des membres d’une équipe en utilisant des termes climatiques.
II. DE L’USINE AUX CHAMPS : NOUVEAUX CARNETS DE TRAVAIL
#10 LE CHAGRIN DES MACHINES
RÉCIT. En 2022, l’écrivaine Lili Nyssen est embauchée pour faire de la révision linguistique dans un service de futurs experts-comptables. Elle nous dresse le portrait mélancolique de la vie de ce bureau, situé au onzième étage d’un immeuble de la Porte de Vanves.
#11 UNE SAISON AGRICOLE
RÉCIT. A l’été 2020, Yanna Rival est embauchée dans une exploitation de légumes au sud de la Bretagne. Elle conditionne des tomates, dans un espace fermé de soixante mètres carrés.
#12 1 nouvelle notification
FICTION. La vie de Stéphane change le jour où il apprend son licenciement par la presse locale. Par le biais de sa boîte mail nous devenons spectateur•ices impuissant•es face aux tumultes de messages incessants, dont les sens et les valeurs fluctuent de manière aléatoire.
#13 Merci pour tout.
FICTION. À la fin du mois, Emmanuel Perello prend sa retraite. Pour fêter ça, et comme le veut la tradition, il convie ses proches à son pot de départ. Mail ce mail d’invitation est aussi l’occasion pour lui de revenir sur sa carrière, ses hauts, ses bas et ses rebondissements. Un message remplit d’humanité qui questionne l’espace mouvant et personnel d’un travail qui fait sens.
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III DE MARX AUX MEMES : LA CULTURE, UN CONTRE-LANGAGE DE L’ENTREPRISE
#13 LA NAISSANCE DU STYLE MILITANT : LE CAPITAL DE MARX
ANALYSE. Personne ne lit Le Capital. Pourtant ce livre a des passages pétillants, et particulièrement la deuxième moitié du livre I qui contient des morceaux de lyrisme fondateurs pour la littérature socialiste. Lisez trois pages, et vous deviendrez rouge.
#14 LA MISE EN SCÈNE DE SOI DANS TRACEY’S EMIN’S C.V. CUNT VERNACULAR
CRITIQUES. L’artiste Tracey Emin subvertit le genre du CV dans sa vidéo Tracey Emin’s C.V. Cunt Vernacular, pour nous montrer que notre expérience personnelle, autant quotidienne que sexuelle, positive ou traumatisée, est constitutive de notre identité.
#15 LA LANGUE DU BURN OUT
CRITIQUE. Dans Les heures souterraines, Delphine de Vigan met en récit deux personnages, Mathilde et Thibault, dont les vies parallèles se croisent sur le chemin du burn out.
#16 À LA LIGNE DE JOSEPH PONTHUS : LA LITTÉRATURE CONTRE L’USINE
CRITIQUES. À la ligne est une œuvre sur la vie, ou sur ce qu’il en reste quand on est confronté à la barbarie industrielle. Et c’est surtout un témoignage vibrant de cette lutte quotidienne pour préserver son humanité, un combat mené à coups de mots, de vers, de pensées partagées en silence sur la ligne de production.
#17 INTERNET CONTRE LE MONDE DU TRAVAIL
ENQUÊTE. De manière générale, on dirait qu’internet déteste le travail et le fait savoir au moyen de différentes manières dont les mèmes sont les moyens d’expression privilégiés.
#18 LA LANGUE LITTÉRAIRE CONTRE LA LANGUE MARCHANDE
ANALYSE. La langue subit un double mouvement : elle s’enrichit de mots nouveaux, mais dans le même temps, elle ne cesse de s’appauvrir en un simple instrument de communication. Dans ce contexte, quel rôle peut jouer la littérature ?
Pour aller plus loin :
Bibliographie sélective :
- Le Capital, Karl Marx, Livre I, PUF, « Quadrige », 2014.
- Le Droit à la paresse, Paul Lafargue, Allia, 2011.
- Manifeste contre le travail, Groupe Krisis, Editions 10/18, 2004.
- « Langage managérial et dramaturgie organisationnelle », Nicole D’Almeida et Cendrine Avisseau, Hermès, 2010.
- Bullshit Jobs, David Graeber, Les Liens Qui Libèrent, 2018.
- La Visio m’a tuer, Alexandre des Isnards, Allary, 2024.