FICTION. En 2022, l’écrivaine Lili Nyssen est embauchée pour faire de la révision linguistique dans un service de futurs experts-comptables. Elle nous dresse le portrait mélancolique de la vie de ce bureau, situé au onzième étage d’un immeuble de la Porte de Vanves. L’occasion d’une méditation sur le pouvoir asphyxiant du langage de l’entreprise.

« Le souffle, ça évite à la langue de se suffire, de se satisfaire toute seule. Ça obéit pas le souffle. Pas longtemps. Ça trahit l’édifice. Ça se reprend le souffle. C’est précieux. » 

Lili Frikh, Un mot sans l’autre 

« Compter, c’est la manie des enfermés. On arpente. L’âme de tout, l’animal de tout, c’est le mouvement. On essaye de retrouver le mouvement de la langue – de la remettre en équilibre, en marche. »

Valère Novarina, Devant la parole

L’été 2022, je suis embauchée comme intérimaire : je fais de la révision linguistique dans un service de coordination de supports destinés à la formation de futurs experts-comptables. Pour moi, c’est un job d’appoint où je fuis la chaleur. Sortie à peine des études, je cherche à devenir écrivaine, m’ancrer dans le milieu littéraire, alors la ligne 13 du métro, le partage des congés entre juillettistes et aoûtiens, les cartes Swile et le treizième mois, c’est exotique. Je suis là en touriste, ça me rassure. 

Le souvenir que j’en ai est immobile. Tout l’été se ramasse en une image sur laquelle le blanc, le gris et les néons, le silence aussi, en toile de fond, et au-dedans, le froid. La clim tabasse, c’est un été où les terres brûlent, où un beluga s’est perdu dans la Seine, où l’eau manque aux récoltes mais, au service de formation de la profession comptable, on caille dans des heures pareilles. 

Je n’aurais pas pu l’inventer, cette profession n’entre pas dans le spectre des métiers possibles. Nous sommes les maillons d’une chaîne de niche. Nous assurons la bonne transmission des documents entre les concepteurs et les professeurs. Réception, correction, mise en forme, envoi. C’est un métier de l’invisible, de l’entre-deux : ici, aucun de nous ne commence ni ne termine ce qui préparera les futurs professionnels de la comptabilité à affronter les mille nuances fiscales du monde. Nous n’y connaissons rien. Moi, l’argent m’ennuie, les maths m’oppressent. Ni Guénaëlle ni Fred, ni les autres intérimaires ne savent non plus déceler la fiabilité des formules, l’exactitude des calculs. En somme personne, ici, n’est expert-comptable. Le sens de notre travail s’insuffle ailleurs, dans les centres de formation où des professeurs l’enseignent, où des comptables deviennent experts ; le sens, c’est hors-zone. 

Notre zone à nous, c’est ce onzième étage, dans une tour de la Porte de Vanves. Chaque jour nous lisons, nous corrigeons. J’ai été recrutée pour ça : ma maîtrise de la langue. Ma grammaire, ma syntaxe, mon orthographe, j’ai tout ça dans ma petite valise. Balayée, la littérature, je suis ici en qualité de technicienne. Les textes sont un bolide défectueux, qu’on pimpe. Guénaëlle, ma responsable, c’est cela son métier : une mécanicienne de la phrase, une sniper des doubles espaces. Ça n’a pas de nom son métier. Quand j’imagine que je deviens ce métier sans nom, j’ai l’impression de mourir. Travailler là ressemble à un effondrement. Je vide mon sac à l’entrée, laisse mes espoirs mal fermés sur la table, et j’envisage vraiment que je pourrais faire ça à vie. Nous sommes dans un au-delà moins le quart où sont parqués les littéraires foirés, trépassés anonymes ; ni en haut ni en bas, on nous a mis là, derrière l’ordinateur. 

L’importance relative/significative 

résulte des articles du PCG ci-après reproduits : 

PCG – 832-2 alinéa 8 (modifié par le règlement ANC n°2015-06) (1)

On corrige, on corrige. Le boulot, pour Fred et Guénaëlle est depuis vingt ans le même. Il échappe encore à l’effervescence technologique qui le rend obsolète : c’est toujours l’œil qui opère, pas de logiciel, pas d’Antidote mais l’expertise d’une langue algorithmée. Nos esprits tout entiers plient devant les écrans. Ce n’est pas la machine qui travaille, c’est l’humain évidé. Nous sommes là, maintenus en chair mais faillibles, éreintés. La compréhension est dispensable et elle nous fait défaut. Je lutte avec le sommeil, la réflexion suspendue. Voilà enfin un job pour lequel je suis compétente. Un job qui va avec les études littéraires. Nous sommes des Charlots aux fesses ramollies, clac clac clac, on resserre les boulons mais ça ne fait pas de bruit.

Les articles 513-4 et alinéa 8 du PCG posent 

clairement comme date limite de prise en compte des 

EPC, la date d’établissement des 

comptes

Il y a une stupéfaction à voi...