Frédéric continue sa miracle morning tous les jours alors même qu’il est un jeune retraité de 73 ans : réveil très matinal pour assister au kick-off meeting de l’aube, visite à un flower artist avant de se rendre chez le Bread Artist. Cette routine bien huilée s’enraye pourtant de la façon la plus tragique. Une fiction puissante de Louise Guillemot sur les pouvoirs corrupteurs de la langue managériale.

“Rose is a rose is a rose is a rose.” (Gertrude Stein, « Sacred Emily », Geography and Plays, 1922)

Lundi 32 septembre 2042, Silicone-sur-Seine.

Quand Frédéric Moucheron ouvrit l’œil, son smartphone indiquait 7:30 a.m. 

— Déjà en rush, soupira-t-il. Allez, go. Allez, Frédéric.

Pourtant il ne se leva pas tout de suite. Il resta allongé sur le dos, les yeux fixés au vasistas. Il sentait une lourdeur dans sa poitrine. Il se demanda vaguement pourquoi son réveil n’avait pas sonné. Il avait pourtant son programme tout prêt, son programme de miracle morning

Avant, quand il travaillait dans l’Entreprise-bureau, il avait pris cette habitude de se lever bien avant l’aurore pour faire du sport et méditer. Il aimait le calme absolu de la ville, cette déconnexion intense qui lui donnait un shot d’énergie. Il n’était jamais aussi focus qu’à ces instants grisâtres où les immeubles, par la fenêtre, lapaient les dernières flaques de nuit dans l’encoignure des halls éteints. Ensuite il cassait un œuf, puis deux, au-dessus d’une poêle grésillante et tandis qu’il parsemait les deux petits soleils jaunes d’une pincée d’herbes de Provence, il pensait à l’authenticité de la terre, à la folle aventure des graines qui réinventaient chaque jour les saveurs du monde et les idées montaient en lui comme le désir. 

Maintenant qu’il ne travaillait plus, il avait gardé cette hygiène de vie. La transition s’était faite en douceur. Quand le même langage vous berçait de la naissance à la mort, nappait la vie telle une crème anglaise, tout était tremplin pour rebondir, tout était toboggan pour prendre les grands virages de l’existence. 

Derrière le vasistas, un grand ciel bleu comme un visuel réalisé au feutre. Il avait loupé le lever du soleil, ce kick-off meeting de l’aube. Il restait le bleu. Blue sky thinking. Toujours naïf, le Frédéric. Il se mit à sourire. Il n’était pas trop tard, son miracle du matin l’attendait toujours.

Frédéric enfila sa tenue commando, en clair, le bon vieux combo t-shirt – jean – baskets de tous les seniors. Il avait les mains qui tremblaient en s’habillant, surtout à cause de ses émotions. Frédéric somatisait beaucoup. On lui avait toujours dit que c’était pas bon pour la team, mais avec bienveillance, parce que son manager, Charles, accueillait à bras ouverts les vécus et les récits venus de la base, bottom-to-top. C’était un être doux que Charles Rolet, Frédéric s’en souvenait avec regret, même de la délicatesse avec laquelle il l’avait remercié : Frédéric était allé jusqu’à l’extrême limite de ses talents, pour décoller encore à l’aube de la septantaine il aurait fallu passer manager, comme Charles. Mais Frédéric s’en savait incapable. Même maintenant aux réunions de l’immeuble, quand la Chief Locataires Officer demandait qui voulait prendre la parole, il se tassait dans son coin. Il n’avait jamais eu le lead dans sa vie. Affaire de rencontres, d’opportunités manquées, de caractère aussi. Retraite anticipée, donc, à seulement soixante-dix ans. 

Il en avait soixante-treize aujourd’hui. Le 32 septembre, c’était son anniversaire. C’était peut-être ça qui l’avait retenu une heure de trop dans le sommeil. La variable d’ajustement avec le temps commun des hommes. Il avait franchi le cap maintenant. Ce ne serait pas encore pour cette fois, la deadline, la ligne de mort.

Dans la rue, Frédéric se fit bousculer par une femme en legging. Aux alentours du parc, le green center du quartier, les matins miraculeux attiraient les foules et partout il y avait des gens qui se levaient avant tout le monde pour déguster la fécondité d’une aube solitaire. Ça courait dans tous les sens. Frédéric haussa les épaules et s’empêcha de penser C’était mieux avant. C’était une des règles qu’il s’était écrites sur son vision board, trois ans plus tôt, quand il essayait de se projeter dans la retraite, d’en faire l’afterwork qui couronnerait sa carrière. Il faillit heurter des amoureux qui cowalkaient main dans la main. Peut-être avaient-ils passé la nuit dehors, pour eux ce n’était pas l’aube, c’était le crépuscule, EOB, end of business, les traits tirés, gorgés d’amour. 

En s’éloignant des abords du parc, Frédéric rencontra davantage de marcheurs, tous les early birds qui allaient à pas pressés, mus par les Entreprises-supermarchés, les Entreprises-services-à-la-personne, les Entreprises-plateformes-de-livraison, l’Entreprise-voirie, l’Entreprise-LaPoste et même certains, vers les Entreprises-usines. Ceux-là, on les reconnaissait à ce je-ne-sais-quoi d’anachronique ; et quand on discutait avec eux cinq minutes ils sortaient des expressions comme « volontiers » ou « saperlipopette ». Mais Frédéric n’était pas dans le mood pour discuter. Il s’arrêta devant l’étal d’un flower artist. 

— La prez des bouquets de saison est plutôt tricky, observait un jeune homme en pantalon vert qui p...