Chez Marguerite Duras, la chaleur ne se décrit pas: elle s’écrit, comme d’autres écrivent la nuit, à tâtons, à brûle-corps. Une chaleur qui consume et rend tout instable : le temps, les corps, les langues. Inde, Indochine, Espagne, Italie : les lieux durassiens sont traversés par cette brûlure qui colle à la peau et désarticule la syntaxe. 

Cette chaleur n’est pas seulement sensorielle. Elle est politique. Elle est coloniale. Elle est le reste d’un monde que l’écriture tente de dire tout en le contournant, tout en s’en brûlant les doigts. L’Indochine n’est pas un décor chez Duras, mais une blessure fondatrice. Le corps féminin, une énigme. Le silence, une forme de cri. Et l’écriture, toujours, un risque : celui de dire ce qu’on ne sait pas, de parler depuis l’aveuglement, de faire de la beauté un masque, un doute, un reste de cendre.

L’œuvre de Duras ne suit pas une progression linéaire : elle se fracture, se répète, se désincarne. Mais l’on peut y déceler quatre grands cycles, quatre gestes successifs pour tenter d’embrasser le réel, de l’habiter, ou de s’en défaire. Chacun de ces cycles est traversé par une forme particulière de chaleur : celle de l’enfance coloniale, celle du désir sans lieu, celle des voix disloquées et celle des cendres du temps.

C’est cette cartographie brûlante que ce texte arpente, non pour célébrer Duras, mais pour la lire à hauteur de ses silences, de ses vertiges, de ses zones d’ombre. Pour interroger une œuvre qui dérange autant qu’elle éclaire, et dont la beauté même est parfois coupable. Car si Duras a brûlé le monde pour l’écrire, il faut encore savoir ce qu’elle a consumé dans ce feu.

Brûler la colonie : l’enfance et le mythe blanc

Duras naît à Gia Dịnh, en 1914. Petite fille blanche, pauvre, française, fille d’une mère écrasée par la colonie, humiliée par l’administration, tenue à distance par les colons riches. L’enfance durassienne est une énigme : blanche mais marginale, occidentale mais rejetée, intime de la chaleur coloniale mais incapable de la penser en dehors d’elle. Et c’est peut-être là que tout commence : dans cette position trouble où l’on est héritier d’un empire sans en posséder les clés.

Dans Un barrage contre le Pacifique (1950), Duras raconte cette enfance à travers une figure de mère furieuse, vaincue, persuadée que la mer va dévorer ses terres. Le soleil y est impitoyable, la misère, nue. Le colonial y est partout : dans la langue française, dans les rapports entre les domestiques et les enfants, dans la sexualité traversée par la violence raciale et masculine, dans les promesses de l’administration qui n’arrivent jamais. Et pourtant, les Vietnamiens y restent sans voix, silhouettes floues, simples conditions de possibilité du drame blanc.

Cette ambivalence durassienne est essentielle. Elle est la brûlure initiale de l’œuvre. Car Duras n’écrit pas sur la colonisation, elle écrit depuis elle. Depuis ce lieu de cécité partielle, de proximité aveuglante, de désir et de domination imbriqués. L’Indochine n’est pas pensée comme un espace historique, politique, ou conflictuel. Elle est ce lieu de fièvre, de mère délirante, d’amour interdit, de boue et de lumière. 

“La chaleur chez Duras, est une puissance poétique, mais aussi symptôme historique. Elle donne à sentir, mais elle empêche souvent de savoir.”

Dans L’Amant (1984), cette chaleur devient absolue. L’écriture y est blanche, radieuse, presque extatique. La jeune narratrice aime un homme chinois, plus âgé, riche, interdit. Le récit est tissé de moiteur, de silences, de regards, de bouches ouvertes. Tout est codé, socialement verrouillé, racialement déterminé. Et pourtant, la colonisation n’est jamais nommée. L’homme n’a pas de nom, il est « le Chinois ». Il est aimé, absorbé, figé.

Duras fait entendre une voix féminine, sensuelle, libre, mais elle parle depuis un monde structuré par la domination raciale. Et elle ne le questionne jamais vraiment. Elle le transforme en mythe. Elle fait de l’Indochine une scène intime, pas un espace politique. L’écriture y gagne en puissance poétique ce qu’elle perd en justesse historique.

Mais peut-être faut-il lire cette chaleur comme le symptôme d’un impossible à dire. Comme le signe que l’écriture n’arrive jamais vraiment à embrasser la réalité coloniale, parce qu’elle en est faite, parce qu’elle en est prisonnière. Duras n’est pas dans le déni : elle habite un aveuglement structurant, un trouble hérité de la colonie qu’elle transforme en mythe plutôt qu’en mémoire. Et c’est ce mythe qu’elle fait œuvre. Elle brûle la colonie comme on brûle un souvenir trop vaste, en le laissant flamber à travers le corps, sans jamais oser le nommer.

Trouble et chaleur : corps flous, femmes absentes

Il y a un moment, chez Duras, où la chaleur cesse d’être géographique pour devenir psychique. Elle n’est plus attachée à une terre lointaine, mais à une perception du monde qui se défait. Ce moment, c’est le cycle du trouble, qui débute avec Moderato Cantabile (1958), se poursuit avec Dix heures et demie du soir en été (1960), et atteint sa forme la plus radicale avec Le Ravissement de Lol V. Stein (1964). Duras n’y raconte plus des histoires, elle y cherche des formes d’égarement, des manières d’écrire ce qui fuit.

C’est là que la chaleur change de statut. Elle devient état mental. Non plus seulement ce qui brûle la peau, mais ce qui trouble la conscience. Une moiteur intérieure. Une hypnose douce. Le monde y est flou, à peine perceptible, comme vu à travers une vitre embuée. Les femmes y errent, somnambules, désajustées, perdues dans des gestes qu’elles répètent sans comprendre. Elles ne parlent pas vraiment ou trop tard. Elles regardent, attendent, disparaissent.

Moderato Cantabile se tient dans cette chaleur de l’attente, où le réel vacille sous le poids du désir et du langage qui n’arrive pas à le dire. Avec Le Ravissement de Lol V. Stein, Duras pousse cette logique au bord de l’illisible. Lol est une femme qui a assisté, jeune, à la rupture brutale de ses fiançailles. Des années plus tard, elle se perd dans le souvenir. Elle devient une figure spectrale, ni victime ni coupable, qui erre dans les lieux de son passé sans parvenir à les habiter. L’écriture, elle aussi, devient spectrale : narrateurs incertains, syntaxe flottante, perceptions diffractées. Duras désidentifie le sujet. Elle déconstruit la voix. Elle fait de Lol une sorte de chaleur flottante, un corps sans point d’ancrage, une femme sans nom propre.

Et c’est là que la critique féministe rejoint l’analyse stylistique. Car ce que Duras opère, dans ces textes, c’est une déconstruction radicale de la figure féminine dans le roman patriarcal. La femme n’est plus définie par un rôle, une fonction, un désir assigné. Elle est énigme, distance, indécision. Elle brûle, mais sans feu visible. Elle est cette chaleur latente que le récit ne sait pas contenir. Et l’écriture, en retour, devient elle-même féminine au sens où elle se refuse à toute linéarité, à toute domination.

Mais cette radicalité a...