À la fin du mois, Emmanuel Perello prend sa retraite. Pour fêter ça, et comme le veut la tradition, il convie ses proches à son pot de départ. Mail ce mail d’invitation est aussi l’occasion pour lui de revenir sur sa carrière, ses hauts, ses bas et ses rebondissements. Un message remplit d’humanité qui questionne l’espace mouvant et personnel d’un travail qui fait sens. 

De: emmanuel.perello@yahoo.fr

A: g.michel@gmail.com, andrearizzi@gmail.com, louisearmand23@laposte.net, jules.lpt@gmail.com, dominiquelegrand@free.fr, francoisruel@yahoo.fr, m.samiezky@laposte.net, claradt12@gmail.com, catherinefoulet@laposte.net, + 12 autres.  

Le: 2 mai 2017, 18h53.

Objet: Merci pour tout. 

Chers tous, chères toutes, 

Pour celles et ceux qui voudraient s’épargner la lecture d’un énième mail à rallonge, voici pour vous l’essentiel: comme je l’ai déjà annoncé à certains, il est l’heure pour moi de prendre ma retraite. Afin de fêter cela, vous êtes chaleureusement conviés à mon pot de départ en retraite le vendredi 27 mai à partir de 18h à la salle des fêtes de Mortagne. Si vous le souhaitez, nous pourrons poursuivre ce moment convivial autour d’un bon repas à l’Auberge de Nicolas à partir de 20h30.

Pour celles et ceux qui voudront continuer la lecture de ce mail, merci d’avance. 

La plupart le savent, je ne suis pas connu pour mes qualités rédactionnelles ou d’orateur. Mais puisque je ne saurai pas vous quitter sans vous faire part de ma reconnaissance et qu’il me faut bien finir ma carrière par un dernier challenge professionnel, voici pour vous mon discours par écrit. 

J’ai débuté ma carrière en 1975, durant cette période merveilleuse où on ne se posait pas tant de questions. À cette époque, l’avenir était pour nous, le travail était là. J’ai commencé à travailler avant même d’obtenir mon diplôme, dans l’entreprise dans laquelle était mon père. Savoir si c’était ce que je voulais faire ne se demandait pas, j’avais tout juste 24 ans, tout me paraissait écrit d’avance, voilà tout. 

Rapidement, on me confia des responsabilités. Vérifier les factures, les envoyer aux personnes concernées, tout recompter. Entre deux, fumer une cigarettes avec un collègue, boire un café et discuter. Savoir si c’était ce que je voulais faire de prime abord ne comptait plus, j’étais heureux.

Durant des décennies, j’ai aimé mon travail, le faisant avec amour et  passion, quitte à passer des soirées et des week-ends pour débloquer des dossiers. Cela vous semblera peut-être absurde ou ridicule, je sais, mais je ressentais de la satisfaction à l’égard du travail bien fait. Un tableau bien complété, un dossier de subvention achevé, j’étais heureux. Je m’épanouissais à l’idée de payer des 13e mois et d’imaginer ce que chaque employé pourrait en faire. 

En plus de 40 ans de carrière, bien sûr, j’ai vu le monde professionnel évoluer, j’ai pu ressentir de la peur ou de l’appréhension face aux bouleversements technologiques, de la mélancolie la première fois qu’un collègue de pallier a préféré m’envoyer un mail plutôt que de venir me poser une question directement dans mon bureau. Mais finalement j’ai été reconnaissant d’être témoin de cette période si riche, de cette révolution. 

Certains disaient que je sacrifiais ma vie personnelle pour ce travail, que j’étais inconscient, que je ne tiendrais pas, et pour cause. Je restais souvent plus longtemps que les autres collègues, prenant plaisir à être le dernier à sortir des bureaux – arpentant les couloirs vides simplement éclairés à la lumière des néons et à l’odeur- révolue à présent – de tabac froid. 

Je n’aimais pas spécialement travailler plus que d’autres, j’aimais travailler plus que mon moi de la veille, m’améliorer, me dépasser. Comprendre le fonctionnement d’un logiciel par moi-même, ses nouvelles mises à jours. Voir une pile de factures descendre rapidement et compter, pour moi-même, rien que pour moi-même. 7min03 par facture, 6min46, 5min23. Faire toujours plus vite, sans faire d’erreur jusqu’au moment où il fallait vraiment quitter les lieux. 

Certains disaient effectivement que j’en faisais trop, que ça me montait à la tête, devenait une obsession. Mais je dirais plutôt que dans ce travail j’avais trouvé mon épanouissement personnel, mon équilibre. J’avais trouvé ma passion.

Et puis, en 2010 sans que je l’imagine, comme un mariage qui se tarie au fur et à mesure des années, petit à petit, sans qu’on le sente venir, ça m’est tombé dessus. J’aurais pourtant dû m’en douter. La crise économique de 2008, les clients qui se faisaient moins nombreux. J’étais en première ligne pour tout ça. M...