À Marseille j’ai appris.

Que j’aimais l’odeur de mes propres culottes, porter mes ongles longs, ne pas sucer les hommes qui ne me faisaient pas envie et garder un pull dans mon sac au cas où je rentre toute seule. Appris à marcher la nuit et à répondre aux hommes, à ne pas en avoir peur ou du moins à ne pas le montrer. À marcher du bon côté de la Canebière la nuit, à regarder mal avant qu’on ne me regarde. À nager là où la mer est propre et où les égouts ne se déversent pas, à bronzer nue dans la calanque de Sugiton et à garder mon haut sur la plage du Prado. 

Je suis arrivée dans cette ville parce que je prenais la fuite. Ça aurait pu être une autre, c’est tombé sur elle. Je l’ai détestée tout de suite. Je l’ai aimée progressivement. Je n’arrive pas à rester, je n’arrive pas à la quitter non plus.

J’ai débarqué à Marseille à vingt ans. Mes cheveux commençaient à peine à repousser après que je les ai coupés ras, ma valise était pleine d’affaires que j’ai jetées par la suite. Le premier mois, j’ai dormi dans un appartement vide sur un minuscule matelas et le vide me rassurait. Je regardais les mouettes à ma fenêtre et le couple qui s’aimait en face. La nuit, je les épiais depuis le noir et je zoomais leur amour dans un petit caméscope qui me servait de jumelles. Je n’enregistrais pas, ce n’était pas la peine. 

Mon arrivée dans la ville a été violente parce que cette ville est violente, comme le garçon que je fuyais. J’ai eu peur de la ville à la place. Mais autant qu’elle m’a appris à craindre, Marseille m’a appris à me défendre.

LE CIPM

J’ai trouvé la vue belle et la rue bruyante en sortant sur le parvis de la gare. J’ai trouvé les gens mal habillés. Après une hypokhâgne située aux Invalides, précédée de trois ans cloîtrée dans une pension de jeunes filles rue Vavin, je ne comprends toujours pas exactement ce que je suis allée faire dans cette ville et encore moins aux Beaux-Arts. Une école belle et bizarre qui tombe doucement en ruines au large de la ville, au flanc de la calanque de Luminy. Le premier jour, je portais un trench et des ballerines, qui ont suffit à bâtir ma réputation pour les cinq ans à venir. Je ne venais de toute manière jamais, j’avais trop peur des étudiants. Et des ateliers immenses dans lesquels on peignait, on fumait, on mettait de la musique fort et sans porter de soutien-gorge. Je ne savais pas peindre, je ne savais pas fumer, je n’osais pas sortir sans camoufler mes seins. Dieu merci, j’ai pris l’option écriture qui se situait non pas hors de la ville comme toute l’école mais bien en son épicentre, dans une ancienne hospice changée en musée. Dans une salle de ce musée existe une bibliothèque, silencieuse et minuscule et qui abrite l’un des plus grands fonds de poésie d’Europe. Cet endroit s’appelle le Centre International de Poésie et a participé à changer ma vie. 

Le Centre a été présidé par une armée de poètes depuis les années 90, Jacques Roubaud, Jean Daive, Danielle Mémoire. Il est actuellement dirigé par un poète qui s’appelle Michaël Battala. Le CIPM et sa bibliothèque ressemblent à un ventre vivant aux entrailles partiellement fossilisées. Les livres ne sont pas laminés et sentent la peau, la poussière, les racines. Ils ont chacun une odeur différente. Il ne faut pas y aller pour chercher un livre, il faut y aller pour qu’un livre vous trouve. C’est le seul lieu qui soit digne d’employer cette expression usitée. Des personnes de quinze à quatre-vingt ans viennent y écrire, chacun connaît sa place et il ne faut pas leur piquer. Je suis venue moi aussi finir mon roman là-bas. 

Quand je suis arrivée à Marseille, je fuyais un garçon qui me volait ma vie. J’avais dix-sept ans quand je l’ai rencontré et j’ignorais ce que je devais faire de ma vie et lui m’offrait des carnets, pour que j’écrive à l’intérieur, et me prêtait sa caméra, pour que je prenne des photos. J’ai quitté l’internat après avoir passé mon bac et dans la même valise que plus tard pour Marseille je suis partie chez lui. Première fuite, de l’internat et du sixième arrondissement, vers son appartement changé en atelier d’artiste où il me parlait, et où je l’écoutais. Les mots que j’écrivais devenaient souvent les siens, les photos que je faisais se retrouvaient au mur, exposées dans son école comme si elles étaient les siennes. J’ai postulé aux écoles de Beaux-Arts de la France entière et j’ai choisi Marseille au hasard, ou au moins pour la mer. Il ne comprenait pas mon départ, je ne le comprenais pas non plus. L’évidence ne saute aux yeux que lorsqu’on s’en écarte. Dans le ventre fossile du CIPM, les mots que j’écrivais sont restés les miens. Ma professeure, le directeur-poète les lisaient et ne les prenaient pas pour eux-mêmes. Grâce à eux, j’ai publié mes premiers textes, fait mes premières lectures, commencé mon premier roman. Le CIPM et les gens à l’intérieur couvent les poètes, les écrivains, les étudiants qui ne le savent pas encore mais vont le devenir. Il faut rentrer à l’intérieur pour pouvoir en attester.

ORSONI

Quand tu manges dans la rue, tout Marseille te souhaite bon appétit. C’est une manière pour les hommes de t’aborder, mais les hommes n’en ont de toute manière pas besoin. Que tu manges un sandwich, une glace, surtout une glace à vrai dire, les hommes disent bon appétit, elle a l’air bonne. Et la plupart sont gentils. Je réponds souvent aux hommes, je dis merci, la plupart dans cette ville n’attendent rien de plus. Il y a un endroit où j’aime aller, où j’ai cru remarquer que la note varie selon la longueur de la jupe. C’est là-bas qu’on fait les meilleures navettes et je ne veux rien entendre, elles ne sont pas meilleures à Saint Victor. J’ai découvert Orsoni car j’habite pas très loin, et qu’en passant dans la rue ça sent bon, et que cette biscuite...