« Je suis le dernier serviteur d’une histoire qui n’a plus ni sens ni valeur. Ne persistent que l’impatience vaine et l’ennui de la souffrance. » La vie de l’explorateur perdu, Le Tripode, 2020.

Léo Barthe, nom d’écrivain érotique, et pas seulement nous le verrons, de Jacques Abeille (1942-2022) fut de ces auteurs méconnus du grand public, de ceux dont l’aventure et les hasards éditoriaux ont rendu la re-connaissance ardue. Manuscrits oubliés ou maison d’édition en faillite contribuèrent à l’émergence tardive de l’œuvre auprès du plus grand nombre. À l’aube des années 1980, Jacques Abeille a entamé l’écriture d’un cycle imaginaire dont nous reparlerons. Il fut également auteur de poésie, membre actif du surréalisme, enseignant et peintre.

Quoi de mieux, pour répondre à la question qui fait le titre de cette tentative d’article concernant Léo Barthe, qu’une citation de Jacques Abeille ? Les initiés pourraient jubiler d’en comprendre le sens, aussi le profane que je fus mérite une explication. Léo Barthe et Jacques Abeille ne sont qu’un, plusieurs donc. D’ailleurs, tout au long de cet écrit je nommerai cet écrivain qui m’est cher tour à tour de l’une ou l’autre des façons ; pour coller au mieux à ce jeu de piste, à l’effacement des espaces et des limites entre les œuvres écrites sous les deux noms. Léo Barthe est donc l’alias de Jacques Abeille. Sous Barthe sera publié la majeure partie de l’œuvre érotico-pornographique de l’écrivain. Jacques Abeille est quant à lui l’auteur, entre autres choses, d’une immense œuvre imaginaire : Le Cycle des Contrées. Cycle dont la pierre angulaire sont Les Jardins statuaires, ouvrage maudit, perdu, oublié, imaginé dans les années 70, publié une première fois en 1982 qui dut attendre presque trente ans pour se voir réédité par les éditions Attila en 2010 et enfin trouver la reconnaissance du public. Depuis, l’œuvre a été publiée par Le Tripode. Ce cycle a été clos par La Vie de l’explorateur perdu en 2020. Souvent situé au carrefour de Tolkien et de Julien Gracq autant que des surréalistes, Jacques Abeille a formé une œuvre propre, aujourd’hui unique dans le paysage littéraire. Une œuvre elle aussi au carrefour de la poésie, de l’aventure, de l’ethnologie – il se décrira comme un ethnologue qui n’est jamais parti, et de l’érotisme.

Il me faut aussi aborder un aspect déterminant, le plus fascinant pour moi peut-être, le témoin du génie dans cet art de brouiller les espaces. Léo Barthe est également un protagoniste de l’intrigue du Cycle des Contrées. Pornographe mystérieux au centre du mystère lié à la filiation du personnage principal du cycle, le Léo Barthe fictif est insaisissable. Ainsi, lorsque j’ai un livre de Léo Barthe entre les mains, je me pose toujours la même question : suis-je en train de lire le pornographe sulfureux de Terrèbre, capitale de l’Empire ou bien un auteur de chair ? Rien que cet inconfort suffit à ma jubilation de lecteur. La somme de ces interrogations, l’incertitude de l’identité, la quête d’une filiation et le besoin de réponse du lecteur résonnent aussi avec l’histoire de Jacques Abeille.

Alors voici ma tentative de réponse à la question en titre : Léo Barthe, en même temps que partie d’une œuvre littéraire, déborde le territoire du roman, il résume aussi la complexité d’un homme, d’un écrivain et de son histoire pour se fondre dans la lisière du rêve.

« Tandis qu’il parlait, le jour achevait de basculer dans l’ombre. Déjà je ne discernais plus ses traits et sa voix me parvenait du halo de clarté qu’était à mes yeux sa face réfléchissant les dernières leurs. Je savais que nous avions épuisé notre rencontre et que nous ne souhaiterions plus, ni l’un ni l’autre, nous revoir. » Les Voyages du fils, Folio 2019.

Parlons de la plume. Passionnée, voluptueuse, scandaleuse et indécente. Pour Léo Barthe autant que Jacques Abeille...