Tracey Emin est une figure incontournable de l’art contemporain. Connue pour sa façon de faire de sa vie personnelle un matériau artistique, elle réalise la vidéo Tracey Emin’s C.V. Cunt Vernacular (« Le C.V. de Tracey Emin Chatte Vernaculaire ») en 1997. Elle nous invite ainsi à reconnaître que notre expérience personnelle, autant quotidienne que sexuelle, positive ou traumatisée, est constitutive de notre identité. La mise en scène de soi dans le C.V. de Tracey Emin remet en question les attentes liées à la réussite sociale.

Un C.V. est un document formel qui regroupe les informations nécessaires à la justification des qualifications d’une personne. Qu’il s’agisse de son parcours scolaire ou professionnel, de ses compétences ou de ses centres d’intérêt, un C.V. présente avant tout un parcours de vie. Du latin « curriculum vitae », il signifie « carrière de la vie », soulignant alors son importance dans notre narration personnelle. L’œuvre Tracey Emin’s C.V. Cunt Vernacular incarne alors un réel témoin de la « carrière de la vie » de l’artiste. Pour elle, chacune de ses expériences, sans exception, a participé à faire d’elle la femme et l’artiste qu’elle est aujourd’hui.

Dans Tracey Emin’s C.V. Cunt Vernacular, la caméra de l’artiste explore son appartement en désordre. Son domicile mis à nu présente sa composition avec une honnêteté radicale propre à l’artiste : on retrouve ses états dépressifs, son alcoolisme, ses chantiers créatifs… des images diffusées, pendant lesquelles la voix d’Emin raconte les moments significatifs de sa vie depuis sa conception en 1962, sa naissance en 1963 et jusqu’en 1995.

Les informations sont synthétisées, simplifiées et fragmentées dans un style littéraire « télégraphique », justement défini par Catherine Bogaert et Philippe Lejeune par sa « double fonction, de rapidité et de discrétion ». Emin débute : « conçue en Irlande 1962 – […] C’était la dernière nuit que ma maman et mon papa étaient censés avoir passée ensemble ». Née en 1963, accompagnée de Paul, son frère jumeau, elle a « passé les dix premiers mois de [sa] vie à dormir dans un tiroir en bois ». Le recours au style télégraphique permet de couvrir un terrain large en un temps limité ; ici, 33 ans de vie sont balayés en une dizaine de minutes. Une telle structure narrative peut refléter également un certain besoin d’ordonner précisément une vie difficilement vécue ; par l’organisation méthodique du discours, remettre de l’ordre dans un souvenir flou et douloureux.

Les événements sont agencés selon une classification chronologique claire. On remarque une utilisation stratégique de verbes orientés vers l’action, conjugués principalement au simple past (passé composé), qui montrent la réalisation d’actions concrètes, passées et terminées : moved (« a déménagé »), left (« a quitté »), went (« est allée »), was raped (« a été violée »), dropped out (« a abandonné »), lived (« a vécu »), became (« est devenue »), wrote (« a écrit »), sew (« a cousu »).

Elle met en valeur ses réalisations en communiquant efficacement sur leurs résultats quantifiables, en y incluant des références professionnelles qui peuvent attester de la qualité de son travail (par exemple, son parcours scolaire à la Sir John Cass School of Art et au Maidstone College of Art, l’ouverture de la boutique The Shop avec l’artiste Sarah Lucas, l’exposition My Major Retrospective 1963-1993 à la galerie londonienne White Cube, la tournée américaine de lecture du livre Exploration of the Soul en 1994 avec le conservateur Carl Freedman, la réalisation de l’œuvre Everyone I Have Ever Slept With 1963-1995…).

En 2001, Lynn Barber écrit, au sujet du travail de Tracey Emin : « cette nudité – qui ressemble à de la vulnérabilité – est aussi son pouvoir ». L’artiste nous confie : « janvier 1977 : J’ai été violée dans une ruelle – passé six mois à éviter les hommes à tout prix ». Elle n’a que 14 ans aux moments des faits, qui corres...