CRITIQUE. En 2020, dans Le Regard féminin,Iris Brey définissait le female gaze comme « un regard qui nous fait ressentir l’expérience d’un corps féminin à l’écran ». Concept hybride, le gaze se positionnait entre le champ politique et le champ cinématographique, permettant l’analyse de la mise en scène des films au prisme d’un regard genré. Iris Brey voulait voir dans l’émergence d’un female gaze le signe d’une « révolution à l’écran », sous-titre de son essai. Presque cinq ans plus tard, que reste-t-il du débat sur le male et le female gaze ?

Le female gaze est d’abord le fruit d’un contexte. Né dans les suites du mouvement #MeToo (2017) et de la fondation du Collectif 50/50 (2018), qui promeut l’égalité femmes hommes au cinéma, il est contemporain des accusations d’Adèle Haenel à l’encontre de Christophe Ruggia, relayées par Médiapart (2019), et du tollé provoqué par l’attribution du César de meilleur réalisateur à Roman Polanski, en mars 2020.
Usine à gaze
Dans ce climat de crise du milieu du cinéma, l’essai d’Iris Brey pouvait apparaître comme un écrit opportuniste, une façon de surfer sur la succession des scandales. Machine de guerre médiatique, l’ouvrage reprenait un concept développé presque cinquante ans plus tôt par Laura Mulvey, le male gaze, et proposait de décrire son pendant féminin, le female gaze. Il ne s’agissait pas de dire de façon essentialiste, prévenait d’emblée Iris Brey, que les hommes feraient systématiquement du male gaze (pulsion scopique, désir voyeur d’objectiver la femme) là où un regard de femme serait forcément un female gaze : « le female gaze nous force à questionner la mise en scène ».
Les rares analyses filmiques procèdent en fait très peu de l’analyse, mais plutôt du jugement a priori
La lecture du Regard féminin laisse cependant un sentiment de malaise. Les rares analyses filmiques qu’il propose procèdent en fait très peu de l’analyse, mais plutôt du jugement a priori, qu’il soit procès d’intention ou approbation complaisante. Qu’un film d’Abdellatif Kechiche, accusé de harcèlement moral par ses équipes, dénoncé pour son comportement sur les plateaux par ses propres actrices, puisse relever du male gaze : qui en doutait ? À l’inverse qu’un film comme Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, écrit et réalisé dans une perspective féministe par une équipe largement féminine, participe du female gaze, cela ne surprendra personne. Partant de ces exemples extrêmes, Iris Brey prétendait tirer ses résultats de la seule analyse de la mise en scène. Las ! L’essai se noyait dans ses biais de confirmation. Pour savoir si un film relevait ou non du male gaze, il n’y avait en fait qu’à se renseigner sur son réalisateur, sur le contexte du tournage. Le female gaze d’Iris Brey partait en fait de la fin, et déroulait ses analyse à partir de sa conclusion. Ne restait qu’à biaiser.
Sex in the ciné
Bancale et de mauvaise foi, la notion n’a guère fait d’émule au-delà du succès médiatique. Le discours critique sur le sexe au cinéma, sur l’insoluble problème de sa représentation, n’a certes jamais vraiment cessé, mais les scandales se sont espacés et le sujet est devenu moins brûlant. De la question du gaze, mâle ou femelle, il reste pourtant quelques poncifs encore en circulation, de fausses évidences difficiles à dépasser.
La première concerne le lien établi entre la sexualité au cinéma et la pornographie. Effrayant repoussoir, le porno est toujours soupçonné d’être à l’arrière-plan de toute scène de sexe un peu crue – comme s’il était possible de faire du porno sans s’en rendre compte, accidentellement. Et parmi les éléments qui paraissent susceptibles d’identifier un « regard » porno – un porn gaze, si l’on veut – revient continuellement l’argument du découpage des corps : l’industrie pornographique, dans son impatience de déshumaniser les individus, en isolerait les parties (intimes, en l’occurrence) pour mieux jouir d’une objectification de la femme. Ce qui est déjà faux du simple point de vue du fonctionnement de la pornographie : c’est bien parce que la partie du ...