Christopher Bram
Christopher Bram

Nouvel article en provenance de notre partenaire, le magazine La cause littéraire. Retour aujourd’hui sur le livre de Christopher Bram, Anges batailleurs : Les écrivains gay en Amérique, de Tennessee Williams à Armistead Maupin.

La rédaction de l’histoire littéraire d’une nation, comme celle de l’écrivain américain Christopher Bram, ambitionne d’être avant tout un exercice de contextualisation et, par voie de conséquence, ne participe pas uniquement d’une volonté de « représenter, à travers l’histoire des produits de sa littérature, l’essence d’une entité nationale en quête d’elle-même » (1), pour reprendre les termes du philosophe allemand Hans Robert Jauss.

Comme pour toute histoire littéraire, l’une des grandes gageures de cette entreprise herculéenne est d’ordonnancer ce cumul de connaissances et, d’un regard surplombant, cerner le vaste champ de production littéraire nationale tout en faisant le lien entre des œuvres parfois bien disparates.

Christopher Bram tente de faire saillir l’intelligibilité de cette production en traçant les trajectoires des écrivains gay, en mettant en exergue leurs filiations et affinités électives – pour ne pas dire « amitiés particulières » – (entre Williams et Vidal, Vidal et Kerouac, Gavin Arthur et Edward Carpenter, Edward Carpenter et Walt Whitman, pour ne citer qu’eux), voire en soulignant la relation de causalité entre les œuvres elles-mêmes (lorsqu’un écrit se présente comme une réponse à un autre) ou entre les ouvrages et les faits historiques : la discrimination inscrite dans la loi, la censure, le rapport Kinsey, le maccarthysme, le mouvement afro-américain des droits civiques, puis celui de libération homosexuelle qui prit son impulsion au Stonewall Inn, Harvey Milk, le SIDA, etc. Afin que le lecteur s’y retrouve dans toute cette production pléthorique, une trame chronologique se veut fort utile, mais le découpage en décennies (des années 50 à nos jours) opéré par l’auteur de Anges batailleurs : Les écrivains gay en Amérique, de Tennessee Williams à Armistead Maupin peut sembler un peu artificiel.

Selon Jauss, artisan avec Wolfgang Iser du développement d’une esthétique de la réception (Rezeption-aesthetik) au sein de l’école de Constance, l’histoire littéraire sous sa forme la plus traditionnelle tente ordinairement d’échapper à la pure et simple énumération chronologique des faits en classant ses matériaux selon des tendances générales, des genres et d’autres « critères », pour traiter ensuite, à l’intérieur de ces rubriques, les œuvres selon la chronologie (2).

Pour écrire une histoire littéraire qui tend à réduire la subjectivité autant que faire se peut, l’auteur doit donc considérer l’historicité de la littérature de trois façons :

1) de manière diachronique pour évaluer la réception des œuvres à travers le temps,

2) de manière synchronique pour évaluer les auteurs et les œuvres à un moment donné, celui pendant lequel on formule le jugement sans avoir le recul des années pour se soumettre à l’épreuve du temps (c’est le cas pour la dernière période intitulée « Les années 1990 et après » qui conclut la fresque des Anges batailleurs),

3) de manière à mettre en lumière l’interaction de l’évolution de la littérature avec l’Histoire avec un grand H : cela revient à inscrire les œuvres dans des courants littéraires et les faire entrer en résonance avec les faits historiques marquants.

Le pari est à ce niveau-là très réussi.

Gustave Lanson (1857-1934) évoque dans Essais de méthode, de critique et d’histoire littéraire (1965) (3) les trois spécificités de l’histoire littéraire : elle tend d’abord à être transhistorique en consignant un passé qui se voudrait pérenne, puis elle incorpore des objets esthétiques et en dernier lieu elle doit s’intéresser aux chefs-d’œuvre. Or à bien y réfléchir, ces trois spécificités sont problématiques :

1. Tout historien de la littérature aspire à construire « un passé qui demeure » (G. Lanson) mais force lui sera de constater que son récit sera daté au bout de quelques années en raison de son cadre temporel borné et des nouvelles approches critiques mises au goût du jour pour apprécier la littérature.

2. La dimension esthétique pose un autre problème, voire même un dilemme, à l’historien de la littérature : comment faire part de son ressenti subjectif face à une œuvre littéraire alors que le travail de l’historien est précisément de tendre à l’objectivité maximale ? Ne peut-on craindre alors qu’il faille renoncer à cet exercice en décrétant que cette spécialité n’entre pas dans le champ de compétences du critique littéraire et que seul l’historien serait à même de rédiger une histoire littéraire ?

Il semblerait qu’il y ait deux façons d’échapper à ce dilemme. Une première solution, illustrée par Anges batailleurs, serait de s’en tenir à l’objectivité des faits pour la contextualisation historicisante des œuvres, et de s’autoriser ici et là un commentaire subjectif sur les livres retenus pour partager ses goûts et son expérience émotionnelle de lecteur. L’autre solution serait d’historiciser la subjectivité de l’historien en déclarant avec Lanson : « J’existe autant qu’un autre lecteur. Autant, et pas plus. Mon impression entre dans le plan de l’histoire littéraire » (4).

3. Une histoire littéraire qui par définition tend à l’exhaustivité ne saurait se contenter de consigner exclusivement des chefs-d’œuvre. A cet égard, le livre de Christopher Bram a l’inconvénient de réduire la production littéraire américaine estampillée gay à quelques écrivains majeurs (Eugene Gore Vidal, Truman Capote, Tenessee Williams, Allen Ginsberg, Christopher Isherwood, Armistead Maupuin, Edmund White, etc.), comme le souligne le titre original – Eminent Outlaws. On pourrait donc dire que Anges batailleurs a quelque part le démérite de ne pas faire un sort à la tradition littéraire dans sa totalité et dans sa continuité à travers les siècles.

 On pourrait donc dire que Anges batailleurs a quelque part le démérite de ne pas faire un sort à la tradition littéraire dans sa totalité

Mais à l’heure des débats autour du mariage pour tous, les digressions que s’accorde l’auteur ici et là ont le mérite de faire réfléchir le lecteur sur les différentes conceptions de la sexualité :

« J’en profite pour glisser quelques mots sur l’absence de monogamie dans la plupart des histoires qui forment ce livre, que j’expliquerais ainsi : les couples gay ayant été obligés d’inventer un nouveau mode de vie, ils ont eu tendance à adopter des règles plus souples et plus réalistes que celles qui se transmettent depuis des générations de mariage hétérosexuel. Ils ne sont jamais identifiés à une tradition qui accorde tous les droits au mari et aucun à la femme. Ils n’ont pas été non plus confrontés à la question des enfants illégitimes ou à celle de la filiation. Ils ont toujours su, surtout les hommes, que le sexe n’a rien à voir avec l’amour » (p.146).

Pour captivante qu’elle soit, cette histoire littéraire n’a pas réussi pas à me séduire entièrement, peut-être en raison de la coalescence des sphères publique et privée dans le récit de Bram qui tourne très vite à une forme de voyeurisme mâtinée de vulgarité, sinon à des discussions de café du Commerce. Il est dit par exemple de Tenessee Williams qu’il « coucha pour la première fois avec un homme, tomba amoureux d’un ami, découvrit l’alcool (en commençant par des cocktails Brandy Alexander), coucha avec un autre homme, puis encore un autre, jusqu’au moment où il comprit qu’il avait besoin de forniquer tous les soirs pour être heureux » (p.30). Quant à Ginsberg, Bram relate qu’il « avait tendance à tomber amoureux d’hommes hétérosexuels. Certains acceptaient de coucher avec lui, mais ils mettaient l’accent sur leur plaisir, pas le sien. Soit Ginsberg les suçait, soit eux le baisaient, puis il les écoutait s’épancher sur leurs problèmes de petite copine » (p.44).

Même si ce type d’information se veut assez croustillant pour épicer une monographie que d’aucuns jugeront pétrie d’académisme ou pour élargir le lectorat aux adeptes de la presse à scandale, j’ai du mal à voir quel rôle déterminant il joue dans une meilleure compréhension des œuvres littéraires, quelles soient de Williams, Ginsberg ou de quiconque d’autre. Je comprends en revanche que l’orientation sexuelle des écrivains, à condition qu’ils souhaitent la rendre publique, puisse faire partie des paramètres à prendre en compte pour l’analyse d’une œuvre, surtout si l’on se demande – comme je le fais dans Plaidoyer pour un renouveau de l’émotion en littérature (2013) – si « l’immersion fictionnelle permet les mêmes identifications chez tous les individus, indépendamment de leur identité et orientation sexuelles, de leur classe sociale, de leurs horizons d’attente, etc. ». Pas si sûr.

Tout intéressant que soit la conception de la création littéraire distillée par Christopher Bram dansAnges batailleurs, cette manière de présenter ou de traiter les choses ne me convainc pas :

« La vie érotique joue un rôle important dans l’imaginaire de la plupart des artistes. Un écrivain gay peut écrire un ou deux livres, et des bons, en ignorant son orientation sexuelle. L’innocence peut être un atout pendant un certain temps. Mais il est difficile de cacher sa vraie nature sexuelle sans que l’œuvre finisse par en souffrir » (p.35-6).

A notre époque où l’on s’intéresse davantage à la vie intime des écrivains qu’à leurs œuvres, où les émissions et la presse écrite sont davantage des médias sur le livre et leurs auteurs que des supports proprement littéraires, où l’on voit triompher le statut de l’écrivain-célébrité surexploité dans les médias (la recette du succès fascine beaucoup plus que l’intrigue de ces bestsellers surmédiatisés), cette mise à nu de l’intime participe peut-être d’une peoplelarisation de la littérature dans laquelle la sexualité d’un auteur n’est qu’une dimension supplémentaire pour occuper l’espace médiatique. Comme le veut l’adage, « Qu’on parle de moi en bien ou en mal, peu importe. L’essentiel, c’est qu’on parle de moi ! ». Mais ne serait-il pas salutaire d’opposer à cela un retour à une certaine déontologie auctoriale qui empêcherait ces rédacteurs en quête de gloire et de sensationnalisme de céder aux plus vils instincts de la nature humaine ?

Jean-François Vernay

  • Anges batailleurs : Les écrivains gay en Amérique, de Tennessee Williams à Armistead Maupin, Christopher Bram traduit (USA) Cécile de la Rochère, Grasset, 2013, 416 p., 24 €
  • L’article original

(1) H.R. Jauss, Pour une esthétique de la réception (Gallimard, 1978), 23.

(2) H.R. Jauss, Ibid., 25.

(3) G. Lanson, Essais de méthode, de critique et d’histoire littéraire (Hachette, 1965), 396, cité in A. Vaillant, Ibid., 87.

(4) G. Lanson, Ibid., 397, cité in A. Vaillant, Id.