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Bertrand Belin © Philippe Lebruman

Avec Requin, récit humoreux d’une noyade dans un lac artificiel, le musicien Bertrand Belin se révèle subtil et intrigant dans le traitement des lubies de son personnage en sursis.

« Comme une pierre jetée dans l’eau : les cercles qui vont s’agrandissant témoignent simplement de son engloutissement. » Frédéric Berthet, Simple journée d’été

L’écriture du suicide, pour peu qu’elle soit suivie d’effet, est indissociable de la légende de nombreux littérateurs. Qu’ils se nomment Kleist, Pavese ou Mishima, qu’ils émargent au nombre des efflorescences trop vite fanée d’un surréalisme dans l’impasse (Crevel, Rigaut et, pour des motifs plus lointains, Drieu s’y rejoignant), ou s’établissent dans le deuil d’une supposée fureur de vivre, ces mauvais sujets illustrent comment la littérature est une tentative désespérée de résister au saccage de l’éternité. Les diverses modalités de leur passage à l’acte, c’est-à-dire de leur passage au-delà de cette ligne qui sépare la déplorable condition de mortel du néant intégral, voisinent comme autant de nuances ternies et craquelées sur une palette bafouée par la main des exégètes.

Requin, Mars 2015
Requin, Mars 2015

La mort accidentelle – si par un tel épithète on entend la cruelle propension du monde à se débarrasser d’individus surnuméraires dans des circonstances qui se moquent bien du sens de l’à-propos –, ce genre de coup du sort donc, apparaît par ricochet fort peu documentée dès lors qu’elle exclue toute forme de combat (les maladies sont en ce sens une exception). Qui, en effet, accepterait de se coltiner un destin malséant, une dissolution sans présage, que la soudaineté prive de substance, pour en faire le récit sinon pour immédiatement basculer dans le poncif du condamné voyant sa vie défiler ? La tragédie est ailleurs, toute entière régie par l’empire de la nécessité. Une voiture qui s’encastre dans un pont, un homme par-dessus bord, une escapade dans les sables mouvants n’adviennent, en définitive, qu’au gré d’imprévisibles soubresauts. Si le suicide est à maints égards une scénographie éthique que traverse le frisson du sublime, l’accident en revanche souffre de ce peu d’attrait que réservent les engendrements contraints, les enfantements non-désirés ; il libère une hasardeuse agonie que le corps, ni l’âme n’ont secrétée.

Naufrage et méditation

Ces considérations liminaires et décousues n’ont d’autre vocation que de souligner la qualité singulière du premier roman de Bertrand Belin. De ce chanteur à la silhouette élégante, on connaissait une poignée d’albums où s’ébauchaient des narrations pleines d’interstices, enveloppées de volutes musicales qui en accentuaient la tension dramatique. Avec Requin, publié ce printemps, il laisse à l’écriture seule le soin de collationner les fragments disjoints d’une existence sur le point de basculer dans l’oubli. Cela donne 180 pages qui, dans un style entêtant, apportent un démenti somptueux à l’un de ces traits éminents qu’expirent parfois les hommes d’esprit au seuil du trépas, en l’occurrence l’anglais Lytton Strachey : « Si c’est cela mourir, alors je n’en pense pas grand chose. »

Il est ici question de Marc Blanchet, un homme entre deux âges et, simultanément, entre deux eaux puisqu’en pleine noyade dans le contre-réservoir de Grosbois, un lac artificiel qui fait office de havre de fraîcheur sur le chemin qui le mène chaque été, en compagnie de sa femme et de son fils, de Metz à Clermont-Ferrand. Requin se présente ainsi comme la méditation au fil de l’eau d’un être en perdition, qui « se pense depuis sa propre mort » comme l’ambitionnait Kafka dans son Journal ; le récit d’un naufrage dont les remous agitent les souvenirs tour à tour pathétiques et cocasses d’une vie qui, par contraste, s’écrit au moment de ses ultimes sensations.

Une parole suspendue

Cette confession songeuse tisse les épisodes vécus et les digressions en cercles concentriques, animés successivement par l’urgence de l’instant et le flegme de celui qui, incrédule, s’immerge dans l’incongru. La frénésie du témoignage semble se heurter à l’impossible conclusion testamentaire d’une expérience de la limite. Ces pages recueillent une parole suspendue qui s’étire en pensées arborescentes tandis que le corps, perclus de crampes, se rigidifie. Ce cadavre en devenir, qui ne tient plus que par l’âme, impose une dernière fois sa présence sur la scène de son deuil : « Pourtant, alors que je suis occupé à me noyer, prenant très au sérieux cette expérience extrême, une dernière salve de dilettantisme vient m’arracher à la concentration que demande d’ordinaire ce type particulier de discipline, et voilà que l’errance, le vagabondage de l’esprit, cette si délicieuse plaie, reprend son quart sans tenir compte de ce qu’un tel moment, fatidique, demande de recueillement. »

Le ton primesautier se lézarde d’inquiétudes puis le détachement s’efface derrière l’espoir.

Ici et là, le ton primesautier se lézarde d’inquiétudes puis le détachement s’efface derrière l’espoir. Rien ne peut cependant dissiper l’écume qu’engendre le corps se noyant. C’est moins une plainte qu’une rumination des aspects d’une vie qui s’effiloche en ondes, desquelles, jusqu’à son dernier souffle, le noyé demeure prisonnier. Un ressassement vain, une psalmodie des mêmes événements, comme un disque qui déraille, laissant par saccades s’échapper de nouvelles bribes incomplètes : « Je reprends bien conscience entre deux pas de la macabre chorégraphie aquatique qui m’emporte mais ce n’est que pour accéder à de fugitives visions désordonnées, superposées parfois et absconses toujours. Je me noie doublement. Mon corps dans l’eau du lac, mon esprit dans la vasque de ma conscience défaite. »

Vestiges des jours

Que cet homme plongé jusqu’au cou dans le tourment fasse état de sa qualité de topographe, employé de l’Institut national de recherches archéologiques préventives, n’est nullement innocent. C’est l’un des multiples signes qui structurent les circonstances éparses de sa marche dans le temps. Ce féru de fouilles, qui naguère s’enivrait de fossiles et de découvertes paléolithiques, jusqu’à marauder les ossements d’une nécropole mérovingienne, navigue dans ses souvenirs à la manière d’un prospecteur découvrant quelque gisement, en une tentative absurde d’extraire de sa gangue la veine – ou plutôt la déveine – qui coure au long de ses jours ici-bas. Belin cite en exergue de son livre une phrase de René Daumal : « Il est très tentant, lorsqu’on rapporte des événements passés, de mettre de la clarté et de l’ordre là où il n’y avait ni l’un ni l’autre. » Le noyé n’y échappe pas.

Sa méditation désabusée se pare des vertus du pressentiment. Il observe que « rien ne m’aura plus occupé dans la vie que de me préparer au funeste grand examen » et qu’en « périssant maintenant, j’interprète parfaitement la partition qu’on ma posé sous le nez un beau jour ». Il n’est pas de ces êtres qui, tel un personnage de Frédéric Berthet, peuvent s’écrier : « Je ne pense pas à la mort, mais elle pense souvent à moi. » L’éloignant de ses contemporains et de leur « immense part d’inconséquence », son attitude quant à cette mort, encore impalpable du temps qu’elle se tenait à distance, s’est engoncée dans une vigilance excessive ne produisant qu’un « ersatz d’existence ».

Achever sa propre mort

Beau spécimen de désespéré, il s’était convaincu que la mort serait bienvenue, le voici qui en mesure les multiples inconvénients. « J’ai arrangé en cynisme les brins cassés de ce qui me relie au plaisir de vivre » proclamait-il ; ce rempart désormais n’endigue plus l’angoisse du péril. On songe alors à la scène finale de Pierrot le Fou, à la pulsion de vie qui vient trop tard. Cette manière de s’accrocher au friable édifice des souvenirs vient conjurer le constat badin que : « N’ayant pas notoirement réussi mon entrée, voilà que je me trouve sur le point de bâcler ma sortie. » Comme jadis il vécut à la périphérie de l’existence, il oscille maintenant sur le seuil de cette mort,  que sa consternante banalité rend finalement étrange et difficile.

Goûtant « l’imminence de l’inéluctable » mais n’abdiquant pas encore entièrement, il se projette aussi vers des perspectives dérisoires – s’inscrire à la gym, refaire la salle de bain, se délecter d’une glace Miko – ou grandioses, au cas où les circonstances lui accorderaient quelque sursis amphibie. Cet esprit qui s’ébat par-dessus les flots ne laisse néanmoins guère d’espace à de telles illusions et ne cesse de répéter son antienne lucide : « Aujourd’hui je me noie. » Et pourtant ces pages sont traversées par un désir de prendre en défaut le réel, de s’écrier qu’il a tort, les bras papillonnant une dernière fois, avant le passage à l’inerte – avant de laisser à l’événement le dernier mot. Ce n’est pas tant une vanité, un caprice de condamné en slip de bain, mais peut-être cette intuition qu’avait décrite Rilke dans son Livre de la pauvreté et de la mort : que cette mort n’est peut-être pas la sienne, qu’elle n’est pas celle qu’à la manière d’un fruit il mûrissait en lui, celle qui née de sa propre vie résonnerait des échos de l’enfance.

Vertiges du somnambule

Cette enfance que le noyé remémore « ne fut pas malheureuse mais, c’est là un tour courant de la vie, bien des années plus tard elle le devint. » Épuisée dans un HLM de Dieppe, elle ne doit son peu d’éclat qu’à deux événements lentement  relatés : la « fameuse nuit » lors de laquelle Blanchet pêcha du lait dans le port natal ; celle où, contraint par la faim, il décapita et dévora un cygne du lac d’Annecy. Ces deux épisodes en forme de cauchemars gigognes, s’enchâssant dans le trouble cours de la noyade, exhalent un onirisme bleu de Prusse ou plutôt le parfum lointain des légendes celtes. Versions modernes et dévoyées de ces chroniques où la Dame du Lac voisine avec la cité d’Ys, ils approfondissent le récit, moins à la manière de scènes augurales qu’en fossilisant des hantises primordiales. Blanchet qui s’interroge quant au caractère catastrophique des accidents observe ainsi que : « Nous sommes entourés de lieux et d’instants où il ne serait que justice de surprendre une commémoration. » Il s’agite ainsi, somnambule de son existence, dans les vertiges des promesses déçues et des rencontres abrégées, entouré de créatures totémiques tel le mystérieux requin du titre.

L’humour de Bertrand Belin, sa propension aux collisions imprévues, relève la tessiture de son style, la cadence de sa phrase. Il transcende le fatalisme du noyé. Les incises drolatiques qui parsèment les pensées de celui-ci font contrepoint à l’ombre de gravité sur sa paupière bientôt enclose. On aimerait apposer sur son visage un masque de plâtre pour en recueillir l’expression ultime, que baigne à la fin le silence. Peut-être ressemblerait-il à celui de l’Inconnue de la Seine qu’évoquait Rilke : « Le visage de la jeune qui s’est noyée, que quelqu’un a copié à la morgue parce qu’il était beau, parce qu’il souriait toujours, parce que son sourire était si trompeur ; comme s’il savait. »

  • Requin, Bertrand Belin, P.O.L, 14 €, 192 pages, mars 2015

Guillaume Pinaut