Giorgio Agamben

Zone Critique revient aujourd’hui sur Le Feu et le Récit du philosophe italien Giorgio Agamben, qui rassemble dix courts textes inédits pour la plupart issus d’interventions orales récentes.

Avril 2015
Avril 2015

Plus que le grand ouvrage programmatique, c’est peut-être la forme secondaire du « recueil » qui permet de mesurer avec le plus de certitude la cohérence d’une pensée. Ici, rien à voir avec le bricolage éditorial classique de l’intellectuel fatigué, en mal de publication, fait de quelques brouillons soudés dans l’urgence par une préface méthodologique. L’unité du propos nous apparaît avec d’autant plus de force qu’elle ne nous est pas donnée d’avance, mais se dessine au fil du texte, empruntant mille digressions érudites qui ne cessent de sembler lui faire obstacle, pour mieux enfin la dévoiler. A cet égard, le texte ménage plusieurs moments de culmination ; le dernier article, intitulé « Opus alchymicum », joue ce rôle à l’échelle du recueil.

La perte du feu

Parmi les grandes questions qui structurent la réflexion d’Agamben, on rencontre d’abord celle du récit comme trace d’un mystère. Déjà Walter Benjamin, dont l’auteur a édité les œuvres en Italie, voulait « transformer la philologie en une discipline mystique ». Qu’un mystère soit religieux, historique, existentiel ou judiciaire, il nous parvient toujours à travers un récit. Une histoire relatée par le spécialiste de la mystique juive Gerschom Scholem raconte comment, au fil des générations, l’oubli du lieu où les premiers rabbins allumaient le feu sacré fut compensé par le simple récit de leurs actes. Le récit est donc caractérisé comme la perte du feu, dans le rapport même qu’il maintient avec lui.

Si le rapport du récit au mystère est toujours déjà une forme de sa perte, l’accablante rumeur de « désenchantement du monde » n’est jamais qu’un truisme dont il faut examiner l’envers enchanteur, pour ne pas s’en tenir à un semi-diagnostique de la « pathologie » occidentale. Agamben pourrait prolonger la geste intellectuelle qui va d’Auguste Comte à Heidegger, pour qui la démystification dont se prévaut le monde moderne, loin d’éradiquer simplement les mythes, n’est qu’une forme tardive (et non moins intense) du rapport au mystère. Mais, il préfère poser le problème du mystère à partir de son noyau littéraire.

L’auteur rappelle ainsi la manière dont Henry James concevait ses récits, à partir d’une « image disponible » (le feu), que l’écriture devait progressivement consumer. James considérait son récit achevé lorsque l’image initiale avait entièrement disparu. A partir de cet exemple, l’écriture est comprise comme épreuve par excellence de la perte : seul un véritable écrivain peut éprouver la perte dont chaque mot est la blessure. Cette caractérisation non esthétique, mais pour ainsi dire existentielle de l’activité créatrice, annonce le problème final du recueil : celui du rapport à l’œuvre comme rapport à soi ou, selon le mot de Foucault, de la possibilité même d’une « étho-poiétique ».

Seul un véritable écrivain peut éprouver la perte dont chaque mot est la blessure

Faire l’expérience d’un tel rapport entre l’art et la vie n’est certainement pas la pente la moins glissante sur laquelle un homme puisse s’engager. Parmi ceux qui prirent admirablement la mesure d’un tel risque, on peut citer le grand romancier viennois Hermann Broch, qui a précisément défini le « kitsch » comme confusion entre la catégorie esthétique et la catégorie éthique. Après que Wagner eut, selon lui, porté le kitsch artistique à sa forme triomphante, Hitler devait se montrer un « partisan absolu » non-seulement du kitsch artistique, mais surtout du « kitsch sanglant » qui repose, depuis Néron, sur l’esthétique du massacre. Le livre d’Agamben, dans son ambition « etho-poiétique », promène ses analyses au bord d’un gouffre qu’il ne franchit jamais : celui de l’amalgame hâtif entre l’œuvre et la vie.

Vers le désoeuvrement

Comment toutefois rendre compte du fait que chez certains artistes du XXè siècle, la poiesis (activité qui trouve sa fin dans une œuvre extérieure) tende à disparaître au profit d’une pure praxis (activité qui trouve sa fin en elle-même) ? Pour Yves Klein, par exemple, il ne s’agit pas de pratiquer l’« art pour l’art », mais plus radicalement, une activité artistique qui ne déboucherait sur la production d’aucune œuvre : « […] la solution de mon problème, c’est de ne plus rien faire du tout, le plus rapidement possible, mais consciemment, avec circonspection et précaution […] Je me sentirai un « peintre », un vrai justement, parce que je ne peindrai pas, ou tout au moins en apparence. » Le point où l’artiste refuse que l’activité créatrice s’épuise dans un produit nous ramène à l’idée d’écriture comme épreuve de la perte. Cette résistance de l’artiste contre sa propre opération, nous dit Agamben, se loge au cœur de chaque chef-d’œuvre, sous l’aspect de ce qu’il nomme « manière » (par opposition au « style »). La manière est le vacillement même par lequel le « feu » s’absente dans l’œuvre. Le timbre d’une « puissance de ne pas jouer » qui ne précède pas, mais accompagne toujours l’exécution, n’est-il pas d’ailleurs audible dans chaque note d’une interprétation de Glenn Gould ? En termes heideggériens, il faudrait dire que l’œuvre se donne comme le retrait même de l’opération. Un vers de La Divine Comédie se charge de distiller cette idée à travers le recueil : « ch’a l’habito de l’arte ha man che trema » (qui a l’usage de l’art a la main qui tremble).

Puissance et acte ne sont pas dans une relation de succession chronologique, mais d’appartenance mutuelle. De même qu’une vie pleinement humaine n’est pas d’abord une puissance disponible pour être épuisée ensuite dans une fin particulière, de même le véritable chef d’œuvre maintient-il, dans la facture et l’exécution, un rapport tendu avec la puissance qui le crée. C’est pourquoi, chez Agamben, le « désœuvrement » (inoperosità) à l’œuvre dans toute opération est aussi bien la condition du grand art que de la vie pleinement humaine. « La vie, qui contemple sa propre puissance d’agir et de ne pas agir, se désœuvre dans toutes ses opérations, vit seulement sa vivabilité ».

C’est donc à la lumière du thème du désœuvrement qu’il faudra relire le chapitre « Sur la difficulté de lire », les développements sur le virtuel dans « Du livre à l’écran », ou encore la glose sur le mot paradoxal de Paul Celan, qui entendait célébrer la pâque juive (commémorative de l’exode) sans être « jamais vraiment sorti de l’Egypte ». La culture déployée par l’auteur a l’envergure de ses ambitions métaphysiques. Ainsi, on découvrira en même temps, que Bonnard, profitant de l’absence des gardiens, retouchait subrepticement ses toiles dans les musées, et que « la contemplation d’une puissance ne peut se donner que dans une œuvre ; mais dans la contemplation, l’œuvre est désactivée et désœuvrée et, de cette manière, restituée à la possibilité, ouverte à un nouvel usage possible ».

  • Le Feu et le Récit,  Giorgio Agamben, traduction de Martin Rueff, Payot-rivages, 166 pages, 16,50 €

Thierry Côté