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 Richard Millet, une ombre errant autour du cadavre de la littérature française ? Ce contempteur tragique de notre temps semble peiner à se renouveler et délivre toujours la même antienne. Jusqu’à l’écœurement ? 

« J’ai pitié de ce malheureux, bien qu’il soit mon ennemi, parce qu’il est en proie à une destinée mauvaise, et je songe à la mienne autant qu’à la sienne, car nous ne sommes, nous tous qui vivons, rien autre chose que des images et des ombres vaines. »

(Sophocle, Ajax, trad. Leconte de Lisle)

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2003 (Folio 2005)

À l’encontre d’un illustre inconnu, dans sa Correspondance littéraire, Frédéric Melchior Grimm eut cette heureuse formule : « il y avait longtemps qu’il avait le chagrin de se survivre à lui-même ». Et il la faut entendre ici en conférant à l’étymologie latine – supervivere – tout le poids dont elle peut peser sur le terme français : se sur-vit celui qui vit outre soi-même, au-delà de soi. Celui qui se survit n’est qu’une ombre, au plus strict sens païen du terme : un simulacre posthume, une trace par soi laissée après sa mort, un sursis que l’on arrache au nocturne nautonier. Tel semble bien être l’écrivain Richard Millet, l’homme qui maintenant publie plus vite que son ombre, c’est-à-dire plus vite que lui-même. Depuis 2009, depuis la Confession négative, l’œuvre de Richard Millet apparaît sous-titrée : Ma vie parmi les nombres, – ceux bien sûr, inexorables, des opuscules dont il livre à présent rafales chaque année, en salves aussi brèves et répétitives que celles de cette Kalachnikov qui fut sienne durant la Guerre du Liban. Aussi n’a-t-on rien dit, lorsque l’on dit de Richard Millet qu’il est un grand ou un mauvais écrivain, car telle la conscience pérégrinante de la Phénoménologie de l’Esprit, il est ceci et son contraire, mais non pas simultanément : grand écrivain qui se survit à lui-même dans son contraire que, hélas, nulle dialectique ne viendra sans doute plus sursumer.

Son œuvre a ceci de particulier qu’appartenant au passé, elle se prolonge au-delà d’elle-même, continuant à flotter dans les marges du monde littéraire parisien comme l’arôme d’une bougie demeure parfois, longtemps après qu’elle se fût éteinte.

Son œuvre a ceci de particulier qu’appartenant au passé, elle se prolonge au-delà d’elle-même, continuant à flotter dans les marges du monde littéraire parisien comme l’arôme d’une bougie demeure parfois, longtemps après qu’elle se fût éteinte. « J’étais devenu un mort-vivant, du moins le survivant d’une pratique révolue », note Richard Millet dans Un sermon sur la mort, – et peut-être a-t-il raison bien plus qu’il ne le pensait en écrivant ces lignes. Son cas est limpide qui est celui de l’écrivain dont la fidélité à soi-même se mue, finalement, en monomanie thématique, réduisant petit-à-petit son œuvre à l’infime empan d’une sonate monothématique de laquelle l’on aurait extirpé jusqu’à son développement. Inlassablement, donc, Richard Millet expose et réexpose le même thème, de trois ou quatre notes constitué, dont nous allons voir qu’elles contenaient en elles-même leur propre reclosion.

La source sacrée

Richard Millet, 2014
2014

Dans l’un de ses derniers textes, Le corps politique de Gérard Depardieu, l’auteur écrit : « il faut veiller aux sources du chant ». Sa toute entière poétique se mire en une telle sentence. Richard Millet, entendant et répondant à sa façon à l’exhoration christique de l’Évangile selon Saint Matthieu, entend veiller – non pas « sur » mais « aux » sources d’un chant qui n’est autre que le lieu d’où, seul, peut rayonner l’humaine condition en toute plénitude, c’est-à-dire, comme il le précise dans Un Sermon sur la mort, en toute « espérance ». Or, tout est dans la préposition choisie par l’auteur qui peut à la fois signifier : « veiller sur les sources du chant », les protéger, en prendre soin ; mais tout autant : « veiller auprès des sources du chant », demeurer veillant en prenant place en ces sources, comme le Christ veilla au Mont des Oliviers. Et sans doute faut-il entendre ces deux sens conjoints ; l’épineuse question que pose une telle formule étant alors que, peut-être, les sources du chant, c’est-à-dire de l’être-humain, sont plus inaccessibles encore que les sources du Nil, et destinées surtout à demeurer souterraines, en un « solitaire tacite concert » que donne le Sens aux rares qui en savent recueillir les harmonies. Si nous savons gré à Richard Millet de considérer cette source sacrale, nous ne pouvons nous empêcher de reculer d’inquiétude devant la façon dont il l’honore, se conduisant parfois par trop sacrificiellement, au sens païen du terme, pour n’en pas faire souffrir son catholicisme. Ainsi écrivait-il, dans la Confession négative, que l’écriture se mue en « une poétique du désastre dans lequel s’achève une civilisation qui a eu pour autre nom la littérature, en France particulièrement, la différence entre les auteurs contemporains et les vrais écrivains tenant à ce que les auteurs font mourir la langue à l’hôpital tandis que les écrivains lui sacrifient encore je-ne-sais-quoi d’énorme et de sauvage, comme Sardanapale faisant mettre à mort des femmes et des chevaux devant le lit où il va mourir ». L’écrivain véritable serait donc celui qui sacrifie sur l’autel de la littérature, à la façon des Aztèques sacrifiant au dieu Soleil, pléthore de femmes et d’animaux, tous ceux qui furent instrument de ses plaisirs, – nul d’entre eux ne lui devant survivre. Curieuse image, on l’admettra, sous la plume d’un auteur catholique qui, de plus en plus, semble, inconsciemment peut-être, se complaire en une posture christique que l’on peine à faire consonner avec une logique sacrificielle aussi explicitement païenne.

La poétique entière de Richard Millet peut se mirer dans l’une de ses affirmations : “Il faut veiller aux sources du chant”

Certes, Richard Millet, ailleurs, affirme qu’écrire revient à « clouer le démon au milieu de cette forme de prière à quoi nous accordons une valeur d’exorcisme » (Le corps politique de Gérard Depardieu) ; mais là encore, lorsque l’on y regarde de plus près, la formule intrigue : comme Philippe Muray écrivant ses Exorcismes spirituels, Richard Millet semble accorder à la littérature une suréminente valeur d’exorcisme, comme si, par le mystérieux décret d’une inquestionnable puissance suprême, la littérature avait toujours d’abord affaire au mal, luttant frontalement contre lui. Comme si notre temps, trop vespéral pour voir éclore une littérature contemplative, se devait contenter d’une littérature d’exorcisme, crispée toute entière sur le démon qu’elle espère chasser. Une telle littérature, certes survivance chantée aux temps d’un exhaustif vacarme, n’advient que d’être entremêlée à semblable agonie ; ainsi de l’œuvre de Richard Millet, laquelle n’existe que d’être le hululement d’une chouette qui, comme celle de Hegel, ne prend son envol qu’au crépuscule. « Rien, lit-on dans La Fiancée libanaise, plus de légendes, des pays morts de froid, des coeurs pleins de cendre, des âmes en peine, comme disait l’ancienne langue ». Mais paradoxalement, ce n’est qu’au milieu de ce règne de toutes les obscurités que pouvait surgir la prose de Richard Millet, laquelle vit des morts à l’entour, et vit donc d’une substance morte déjà, comme une sorte de vampire égaré parmi les charognes et buvant tout de même leur sang noirci ; et qui peut alors affirmer : « plus que jamais je vivais de ne pas être en vie » (Une artiste du sexe).

Le mal et les mots

Richard Millet, 2010.
2010

Dans Acheminement vers la parole, Heidegger écrit que « les mortels sont ceux qui ont la possibilité d’expérimenter la mort en tant que mort ». Il ajoute : « La bête n’en est pas capable, mais la bête ne peut pas non plus parler. Le rapport entre mort et parole, un instant, s’illumine ; mais il est encore impensé ». Toute l’œuvre de Richard Millet se construit sur l’ombre projetée, dans l’âme humaine, par ce rapport mystérieux, que l’auteur résout en nourrissant presque exclusivement sa prose, depuis bientôt dix ans, des cendres d’un monde brûlé par le feu du Ciel que la Bête de l’Apocalypse fait descendre sur terre, parmi les hommes. Aussi est-ce vain bavardage que d’ergoter sans fin sur les vertus ou défauts du style de l’auteur du Sentiment de la langue, car indubitablement, ce style fut, – et demeure ce « sentiment de la langue ». L’essentiel est de comprendre que ce style, à force de regarder exclusivement au fond de l’abîme, a fini par lui ressembler. Certes, Richard Millet entend résister à l’époque, par « la lenteur, les méandres, les sons rares » (Harcèlement littéraire), et de fait, usant correctement de la langue française en un temps où le complément d’objet est un luxe, sa prose survole l’universel journalisme et jamais n’y choit ; mais cette prose, pourtant, toute strangulée en ses interminables syntagmes agglutinés avec parfois quelque maladresse, cette prose qui semble, de près et de loin, son propre cortège funéraire, emportant derrière un cercueil vide les ombreuses silhouettes de ses insistantes incises, cette prose trop poreuse pour être heureuse ne pouvait naître, comme celle de Muray, qu’à une époque aussi léthifère que la nôtre. Elle en est, en quelque façon, l’étrange fruit noir, – qui parvient par là même à renvoyer, lorsqu’effleuré par un rayon de Grâce, quelque fugitive fulgurance.

L’essentiel est de comprendre que ce style, à force de regarder exclusivement au fond de l’abîme, a fini par lui ressembler.

Car Richard Millet est de ceux qui, affublant le mal d’une trop-substantielle majuscule, croient que le roman naquit « de l’écho (anticipé et postérieur) de la mort de Dieu » (L’Enfer du roman), ne voyant pas qu’en souscrivant à une hypothèse aussi étriquée, il lui devient par exemple impossible de penser l’incontestable existence des romans grecs et latins. En répétant à qui le veut lire « qu’on n’écrit vraiment que dans l’absolu de la perte » (ibid), l’auteur se rend incapable de penser, de méditer et de recueillir une vaste tradition littéraire qui, au contraire de son œuvre, ne se complaît pas à barboter dans les eaux sombres du mal, et sait parfois arpenter l’infini de cet Azur dont Mallarmé s’avouait hanté. Richard Millet, tout au contraire, affirme que « tout homme qui parle est hanté par la nuit » (Désenchantement de la littérature). Nous sommes là, assurément, bien loin de cette « heureuse nuit » dont parlait saint Jean de la Croix, qui n’obscurcit l’esprit que « pour lui donner lumière de toutes choses ». Nulle purification n’advient jamais ; et bien au contraire, plus l’on avance en l’œuvre de Richard Millet, plus semblent l’espérance et la lumière absentes, la langue même de l’auteur se reployant en elle-même, infiniment, et resserre sur ses internes ténèbres ses tentacules de plus en plus cadavéreuses, comme un poulpe dans les affres s’entrelacerait à lui-même en d’ultimes convulsions.

Requiem aeternam

Croyant la fin toute proche, ou plutôt derrière nous déjà, Richard Millet est en quelque sorte un hanté pénultième : obnubilé par l’idée d’être un presque-dernier, d’être le Presque Ultime, c’est à reculons toujours qu’il progresse dans son œuvre, – donc en réalité régresse, selon l’intangible loi dite « de l’écrevisse ». Sa prose s’en ressent, exsangue de toute originalité, convoquant parfois les mânes de Claude Simon, de Proust ou de Bossuet, mais semblant incapable de s’incorporer le souffle vivifiant de Rabelais, de Montaigne, de Céline, de Léon Bloy même, dont l’exubérance eût sans doute fait beaucoup de bien à la morgue en quoi se drape le style de Richard Millet, celui d’un Racine dont on eût écartelé la phrase, écachée toute par semblable supplice. Ce style est, au sens le plus étymologique du terme, un style travaillé, c’est-à-dire soumis à l’antique tripalium : un style immobilisé, aux membres rompus, qui parvient seulement à luire parfois des quelques beautés que peut contenir une héroïque et douloureuse agonie. À cette langue doloriste, dont les longues phrases sont parfois comme autant de cilices que l’auteur impose à la chair de sa propre prose, manque à peu près tout ce qui faisait, par exemple, le génie d’un Céline : invention, énergie, rythmique impeccable, raffinement extrême, puissance prophétique des images, et, surtout, humour.

À cette langue doloriste, dont les longues phrases sont parfois comme autant de cilices que l’auteur impose à la chair de sa propre prose, manque à peu près tout ce qui faisait le génie d’un Céline

Car, plus que toute autre peut-être, une question demeure, brûlante, à la lecture de cette œuvre aussi tortueuse que torturée : a-t-on jamais ri en lisant Richard Millet ? Une réponse négative disqualifierait sans doute pour les siècles des siècles les respectables efforts de l’auteur ; et je crains qu’une telle réponse soit, objectivement, la seule possible. « Le monde, écrivait Angelus Silesius, il faut rire et pleurer sur lui – pour jeter sur le monde un vrai regard ». L’auteur de Lauve le pur, lui, aède solitaire et bien peu solaire, ne semble rire ni pleurer, seulement susurrer un thrène en traînant les pieds, inlassablement, dans le sillage du convoi funéraire auquel il identifie – avec raison sans doute – le monde contemporain.

Bibliographie

  • La Gloire des Pythre, POL, 1995.
  • Ma vie parmi les ombres, Gallimard, 2003.
  • Dévorations, Gallimard, 2006.
  • Désenchantement de la littérature, Gallimard, 2007.
  • L’Enfer du roman : Réflexions sur la postlittérature, Gallimard, 2010.