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(Vue sur la baie de Tanger, Matisse, 1912)

Que viennent chercher Beckett et Genet à Tanger ? Pourquoi suivre deux écrivains qui marchent dans une ville chargée de mythes et de symboles ? Comment lire et écrire dans le sillage de deux géants qui ne se sont pourtant jamais rencontrés ? Chacun à sa manière, Lamia Berrada-Berca dans Et vivre, Beckett ? et Guillaume de Sardes dans Genet à Tanger, déambulent entre la vie et l’œuvre des deux écrivains, faisant de l’écriture un prétexte pour investir des questions d’ordre littéraire, social ou politique, et puisant dans les fragments d’histoire et de biographie pour interroger l’élan et le désir de création.

Portraits d’écrivains en miroir

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Berrada-Berca choisit d’aborder Beckett à partir du lien fondamental entre l’acte d’écriture et l’expérience de vie. Dès les premières lignes, ce lien permet d’entamer, voire de poursuivre, comme le suggère la conjonction « et » dans le titre, le dialogue avec l’auteur d’En attendant Godot : « Vous partez au Maroc quelques semaines. Ce sera éprouver une autre lumière. Vous n’écrirez pas, vous ne ferez que vivre ». A partir du milieu des années 1970, Beckett passe régulièrement ses vacances d’été au Maroc avec son épouse Suzanne. De ses fréquents séjours à Tanger, attestés notamment dans le dernier volume de sa correspondance, Berrada-Berca interroge « l’expérience aiguë de l’altérité », soit la rencontre entre un auteur habité par le désir d’ailleurs et le lieu marocain d’une vie chargée de significations culturelles et politiques. Là où Beckett semble d’emblée s’effacer derrière l’évocation de cette rencontre, Genet surgit dans l’opuscule de Guillaume de Sardes comme une présence physique incontournable, débarquant à Tanger au début de l’été 1969 : « Ni laid, ni beau : une calvitie, un nez écrasé de boxeur, de petits yeux un peu trop rapprochés ». Là encore, le texte se situe par-delà l’œuvre, dans cet espace où la rencontre entre l’auteur et la ville sert de prétexte à la déambulation littéraire. Au fil des pages, De Sardes revisite la biographie de Genet en s’arrêtant sur une sélection de moments clés : l’engagement militaire au Proche-Orient et au Maroc, l’expérience de la prison et sa trace indélébile sur l’écriture, les relations personnelles et leur ambiguïté radicale.

Au fil des pages, la figure de l’auteur devient l’objet d’une relecture à mi-chemin entre le parcours personnel et la trajectoire de l’œuvre. Pour Berrada-Berca, Beckett est l’homme « qui traverse », soit l’écrivain qui passe d’une langue à l’autre, du silence des mots à la parole de la différence, des ombres obscures du monde à la lumière aveuglante du Maroc. Comme un écho à ces traversées beckettiennes, la missive de Berrada-Berca suit les traces de l’auteur, interroge son rapport aux langues, ressuscite les personnages emblématiques de son théâtre, interroge leurs rires et leurs attentes, fait osciller l’écriture entre l’évocation et l’interpellation, « comme le va-et-vient d’une chaise à bascule, berceuse des crépuscules de la vie ou des limbes de l’enfance ». Dans le Genet à Tanger, l’auteur du Journal du voleur semble résister à ce travail de relecture. A bien des égards, Genet demeure le symbole d’un paradoxe irréductible, qu’il s’agisse de son rapport ambivalent à ses amis comme à ses amants, de son travail de reconstruction et de fusion des registres linguistiques, ou encore de sa conception de l’écriture comme le lieu d’une action « contre nature », d’un jeu entre érudition et artifice, porté – comme dans son Captif amoureux – par « une prédilection pour les zones frontières du style où règnent incertitudes et chevauchements ». En lisant Berrada-Berca et De Sardes, on en vient à redécouvrir ce pacte essentiel, et trop souvent négligé, entre l’intimité de l’auteur et la puissance de l’œuvre. A la « souveraine solitude » de Beckett répond en miroir « l’extériorité érotique » de Genet : deux façons contrastées de dire le rapport à l’autre et au monde. Si les personnages de Beckett ont « une tragique et irrémédiable présence au monde », le rythme enflammé de Genet se fait revendication sensuelle, politique et ontologique.

Tanger, de la ville à la vie

En 2013, Tahar Ben Jelloun imagine dans une pièce de théâtre () une rencontre fictive entre Beckett et Genet à Tanger. Lire Berrada-Berca et

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De Sardes en parallèle revient non seulement à prolonger l’imaginaire de cette rencontre que le metteur en scène Roger Blin n’a jamais pu organiser, mais aussi à rêver Tanger, ville-carrefour des continents et des amitiés, nœud géographique des influences et des mythes littéraires. Dans sa lettre à Beckett, Berrada-Berca s’interroge : « Est-ce que Tanger ne serait pas ce ‘nulle part’ qui s’oppose, par contraste, au souvenir d’une Irlande ascétique, d’un Paris aussi bruyant que policé, et du refuge rustique d’Ussy-sur-Marne […] ? ». A Tanger, Beckett cultiverait sa condition d’étranger en écoutant la profusion des bruits de la médina ou en méditant sur le rapport des hommes à la mer et au pays. Plus qu’un lieu de villégiature, Tanger est « ce condensé de ce que la vie peut être quand elle déborde ce que la seule raison en attend » : un trop-plein de sens et d’émotions, une expérience radicale de l’ouverture et de l’ivresse. Berrada-Berca voit en Tanger le symbole des traversées beckettiennes, « l’horizon immense de l’errance possible » qui précède et nourrit l’écriture.

Pour autant, peut-on écrire à Tanger ? De Sardes rappelle que la ville est avant tout « une retraite » pour un Genet venu y chercher du repos, à l’image de ces longues journées qu’il passe cloîtré dans sa chambre de l’hôtel El Minzah. Loin de ce repos, suivre les traces de Genet à Tanger suscite chez De Sardes un « vertige » et lui donne « l’impression que la ville entière, bruyante et animée, tourne autour de ce centre immobile : Genet couché dans sa chambre ». Sans surprise, le vertige de l’écriture convoque les figures de ces créateurs passés par la ville marocaine, de William S. Burroughs à Paul Bowles, et de Barbara Hutton à Paul Morand. Flânant dans les rues de Tanger, De Sardes semble succomber à la nostalgie d’un temps révolu. On le voit lutter pour évoquer, voire ressusciter, la « passion triste » d’une ville offrant les plaisirs juxtaposés de l’anonymat, de l’oisiveté et de la volupté facile. Vivre ou rêver Tanger à travers Beckett et Genet est une façon d’explorer l’effet de la géographie urbaine et mythique sur la formation de l’écriture. A la fois port ouvert sur l’ailleurs et lieu de convergence des expériences de vie locale et régionale, Tanger sublime le geste de l’écriture en rassemblant, en recueillant et en tissant des liens dans l’entre-deux. Néanmoins, au bout de ce processus fécond, on en vient à s’interroger avec De Sardes : « Tanger est belle, mais que peut la beauté d’une ville contre la solitude désabusée d’un écrivain ? »

Vivre ou rêver Tanger à travers Beckett et Genet est une façon d’explorer l’effet de la géographie urbaine et mythique sur la formation de l’écriture. A la fois port ouvert sur l’ailleurs et lieu de convergence des expériences de vie locale et régionale, Tanger sublime le geste de l’écriture en rassemblant, en recueillant et en tissant des liens dans l’entre-deux.

Evocation et effacement du sujet

A cette question, le livre de Berrada-Berca répond en élargissant l’espace de l’évocation littéraire vers le domaine de l’essai politique et socioculturel : la solitude de Beckett est réinterprétée comme un appel au témoignage et au dévoilement. Ainsi, l’auteure imagine la rencontre de Beckett avec Moussa, un vieux Marocain aux métiers innombrables, témoin d’une vie de lutte contre la misère et « présence obstinée du désir confus de vouloir demeurer sujet ». Entre Beckett et Moussa, c’est une communion de regards, de solitudes et de vérités qui convergent vers la parole : « Moussa raconte dans sa langue ce qui ne s’écrit pas […] Vous, à l’inverse, vous écrivez ce qui ne se raconte pas ». Au fil des pages, Berrada-Berca prend Beckett à témoin des maux d’une société marocaine entravée dans les rapports de pouvoir et d’exclusion et partageant avec le monde arabe une soif insatiable de liberté. Ecrire à et avec Beckett devient une manière de passer le Maroc social et politique au crible fin de l’outil littéraire : militants disparus durant les années de plomb, destins brisés des parias et des exclus, misères économiques et sexuelles, blessures sociales et identitaires, luttes des corps et des consciences pour la reconnaissance et la dignité.

Là où le sujet « Beckett » et son œuvre permettent à Berrada-Berca de poser la question de « l’effacement du sujet » au Maroc et au-delà, et de porter ce « désir d’un langage universel » et profondément humain, De Sardes semble avoir du mal à se défaire du vertige envoûtant que lui renvoie l’univers iconoclaste de Genet. Dans la maison de l’auteur à Larache, il lutte contre l’envie de voler un de ses livres. Dans un club de Tanger, il éprouve la tristesse de danser avec une amie sous le regard d’un groupe de filles. L’auteur a beau flâner dans les rues de Tanger, convoquer Roland Barthes ou relire Georges Lapassade, l’ombre pesante de Genet continue de projeter ses incertitudes et ses fantasmes sur le texte. Au rythme des citations issues de L’Ennemi déclaré ou Miracle de la rose, le sujet « Genet » résiste à l’exercice de la réécriture biographique, y compris quand il s’agit de reconstruire le moment de son enterrement : « Je préfère chercher la trace de Genet dans les livres, la pénombre des vieux cafés, le dédale des rues. Les blancs de ce récit sont sans importance ». Il n’est donc pas surprenant de voir la déambulation obstinée de l’auteur s’achever sur l’évocation de la tombe de Genet et de ses photographies : solitude irrémédiable de l’écrivain et dédoublement de la vérité jusque dans le lieu ultime de l’effacement.

Il y a dans Et vivre, Beckett ? et Genet à Tanger une double tentative de penser l’acte d’écriture à travers la figure de l’écrivain errant.

Elan et désir d’écriture

Il y a dans Et vivre, Beckett ? et Genet à Tanger une double tentative de penser l’acte d’écriture à travers la figure de l’écrivain errant. Berrada-Berca développe une écriture de la conjecture et du questionnement, patiemment tissée dans l’ombre « immense et insondable » de Beckett, prise entre sa vie et son œuvre. De Sardes, quant à lui, oscille entre la traversée biographique et le dialogue intime, donnant à lire une expérience personnelle rivée au parcours de Genet et profondément marquée par son aura. Là où Berrada-Berca chuchote à l’oreille d’un Beckett étonnamment proche et accessible, De Sardes cherche les traces d’un Genet ambivalent qui ne cesse de lui échapper. Dans Et vivre, Beckett ? la répétition des paragraphes et la scansion des fragments ne disent rien d’autre que la pulsion de l’écriture qui lutte avec la distance de la langue, avec le désir de survie propre à la création, mais aussi avec le besoin chez Berrada-Berca de redire, après Beckett, « le désastre de l’homme nu ». Dans Genet à Tanger, les confidences personnelles parsemées tout au long du texte révèlent chez De Sardes une quête acharnée de cette « ligne mélodique, savante, obstinée, à la fois innocente et retorse » qu’il identifie dans Un Captif amoureux et qu’il s’évertue à suivre et à reproduire dans son propre texte.

Est-ce à dire que l’écriture dans le sillage de Beckett comme de Genet est vouée à une forme de fascination qui n’a d’issue que dans le ressassement ou la mise en suspens de l’écrit ? Au détour des pages, De Sardes observe que « Tanger est une ville propice à la formation silencieuse des idées. Leur mise au net vient plus tard. Ailleurs », comme s’il avouait déjà en filigrane le désir de revisiter son texte, de réécrire de nouveau le Genet de ses lectures et de ses recherches. De son côté, Berrada-Berca rappelle à juste titre que « l’urgence d’écrire se nourrit de la patience de vivre ». En somme, il s’agit de continuer à observer les lignes de vie au Maroc et ailleurs, à investir « ces plis et replis de langue-mère », à revisiter les drames des hommes et des sociétés sous la lumière douce mais intimidante de Beckett. C’est dire qu’il y a quelque chose qui demeure de l’ordre de l’insaisissable et de l’incertain quand on écrit avec l’héritage d’un Beckett ou d’un Genet. Là encore, Berrada-Berca trouve les mots justes pour saisir l’enjeu de l’écriture : « Transformer ce qui est en élan, en désir, en quête, où l’on ne serait pas le centre, le nombre exacerbé du réel, mais juste un prétexte, une proposition ». Ainsi, l’écriture se fait à la fois décentrement et quête de soi, élan de création nourri par la rencontre, le dialogue et la fuite inévitable de deux écrivains dans la ville.

(1) Beckett et Genet, un thé à Tanger, Gallimard (Théâtre) 2013

  • Lamia Berrada-Berca, Et vivre, Beckett?, Le Temps qu’il fait, 136 p., 16€
  • Guillaume de Sardes, Genet à Tanger, Editions Hermann, 130 p., 12€