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Philippe Forest, avec son dernier roman, sort du genre « autofiction » auquel il nous avait habitués. Je reste roi de mes chagrins est le plus « formaliste » de ses livres, puisque, « faux roman », il se présente sous la forme d’une (fausse) pièce de théâtre avec « genèse », « prologue », « chœurs », « intermèdes », « épilogue », etc. L’auteur, avec un plaisir évident, s’est voulu démiurge tout-puissant de cette pièce toute shakespearienne qu’il s’imagine mettre en scène dans son livre, s’attribuant toutes les fonctions et tous les pouvoirs du montage d’une pièce de théâtre : écriture des dialogues et des didascalies (ce livre), metteur en scène, directeur de casting, éclairagiste, accessoiriste etc.

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Les premiers commentateurs de ce livre ont beaucoup insisté sur son pitch[1], à savoir l’histoire du portrait officiel de Winston Churchill commandé par le Parlement britannique pour son 80e anniversaire à un peintre alors à la mode (et désormais largement oublié), Graham Sutherland. Certes, ce livre raconte bien cette anecdote ; mais en aucun cas il n’est une exofiction historique comme on en voit partout, aussi bien dans les livres de rentrée littéraire qu’au cinéma (biopics). D’ailleurs, l’auteur s’en défend tout de suite dans un passionnant entretien avec Jacques Henric dans la revue Artpress de septembre (n°469) : « Les romanciers d’aujourd’hui […] le plus souvent » procèdent « à un retour aux formes les plus faibles du vieux feuilleton. Ce qui ne correspond pas du tout à mon idée du roman. »

Le tableau et le miroir

Bien plutôt, ce qui intéresse Forest, c’est la structure de son récit : comment et pourquoi raconter une histoire ? Qu’est-ce qu’une fiction ? Qu’est-ce que le réel ? Le peintre Georg Baselitz, on le sait, pour évacuer l’anecdote de ses tableaux, a décidé une fois pour toutes de tous les renverser : tous ses personnages sont peints upside down, de façon à ce que les spectateurs et autres critiques soient forcés à regarder comment ils sont peints. De façon analogue, Forest renverse la biographie romancée attendue en mise en abyme d’une (fausse) pièce de théâtre élisabéthaine ; comme le souhaitait Brecht, il montre qu’on est en train de montrer : « L’écran s’éteint. La lumière revient. Elle éclaire la scène où, pour le dernier acte, le décor a changé encore une fois. » Pour atteindre à une grande distanciation dans sa « mise en scène », il était inévitable, comme d’ailleurs l’indique le titre du livre, tiré de The Tragedy of King Richard II, que l’auteur s’inspirât du maître du théâtre baroque, William Shakespeare. Le barde de Stratford-upon-Avon est omniprésent dans Je reste roi de mes chagrins dont la « morale » semble être que la vie est « un conte raconté par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien[2] », ainsi qu’on l’entend dans la bouche de Macbeth dans la pièce éponyme à la scène 5 de l’acte V : chaque acte ou intermède du livre commence par une citation de Shakespeare, en anglais, qui donne la clé du chapitre, voire son sens, sa « morale » ; ainsi l’acte IV titré « Le tableau et le miroir » commence-t-il avec l’exergue de la pièce The Tragedy of King Richard II dont est tiré le titre général du livre, pour se terminer avec sa traduction en français (« — Vous pouvez me retirer ma gloire et ma puissance, dit la voix, mais non mes chagrins dont je resterai toujours le roi »), non sans que sa morale ait été la suivante : « Tous les hommes se ressemblent lorsque vient, pour chacun, le moment de regarder en face celui qu’ils furent » ; et même s’ils doivent, « de dépit, de désespoir » jeter « à terre la glace » où ils se mirent (le portrait peint, ici) qui se brise alors « en mille morceaux » (on sait que Churchill détesta son portrait, et ne l’exposa jamais — il fut même détruit par sa femme, après sa mort).

Bien plutôt, ce qui intéresse Forest, c’est la structure de son récit : comment et pourquoi raconter une histoire ?

Une preuve de plus que Forest s’intéresse avant tout au travail de la fiction ? Lisez ça : « Conformément aux indications qu’ils ont reçues du metteur en cène, sans que le spectateur y prête attention, les deux comédiens ont fait quelques pas comme s’ils partaient en promenade et ils se tiennent désormais côté jardin afin de poursuivre leur conversation » : le travail de la mise en scène est enchâssé dans le roman ; Forest reste roi des entrées et des sorties des personnages ; il est le démiurge : « Enter Winston Churchill. / Exit Graham Sutherland. » The world is a novel !

À la question de savoir si Sutherland fut un grand peintre ou non, on s’amusera à répondre avec un simple prélèvement d’un passage dialogué du livre : « “— Aimez-vous Rubens ?” / Le silence du peintre constitue une réponse éloquente à la question posée. » Comme pour les écrivains de leurs lectures, on peut juger les peintres de par leur goûts en matière d’art pictural. Imaginons que Francis Bacon, né en 1909, et qui donc avait 45 ans en 1954, ait été choisi par le Parlement pour faire le portrait du vieux lion ? Imaginez !

Forest, dans son passionnant entretien avec Jacques Henric déjà mentionné, recommande aux lecteurs d’aller voir les actualités de l’époque pour se rendre compte de la réaction de Churchill découvrant son portrait par Sutherland ; eh bien, puisque nous sommes ici sur Internet, allons-y ! — voici la bande d’actu-alité d’époque titrée « Westminster’s Day Of Majesty (1954) » : http://www.historyvshollywood.com/video/winston-churchill-receives-portrait/.

On laissera la surprise du rosebud caché dans la trame de ce livre au lecteur curieux trop curieux qui l’achètera.

  • Je reste roi de mes chagrins, Philippe Forest, Gallimard, septembre 2019.

[1] Exactement comme « ils » ont en majorité cru que le sujet du dernier film de Tarantino, Once Upon a Time…in Hollywood, était l’assassinat de Sharon Tate… alors qu’il s’agit en vérité d’une déclaration d’amour au cinéma de genre des années 60 (voir mon texte sur ce film dans En attendant Nadeau n°86).

[2] Shakespeare, Macbeth (V,5) : “It is a tale / Told by an idiot, full of sound and fury /Signifying nothing.”