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Quoiqu’en dise le titre, l’œuvre adaptée par Les Misérables de Ladj Ly n’est pas le roman hugolien. Ce premier long-métrage de fiction reprend et déploie un court film du même nom réalisé par Ly en 2017. Si l’emprunt du nom LesMisérables nous incite à voir des Javert et Gavroche dans les figures principales du policier abusif et du voyou juvénile, si le terrain de jeu des uns et le territoire surveillé par les autres s’ancre à Montfermeil – où se déroule une partie conséquente de l’action du roman – , le film de Ly est moins la transposition d’un livre que le point de culminance d’une trajectoire cinématographique, initiée en 2005 avec le filmage d’émeutes qui embrasèrent, entre autres communes, Clichy et Montfermeil.

Occuper le terrain

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Trois hommes pour une brigade. Stéphane, immédiatement renommé Pento pour ses cheveux gras et brillants, est agrégé à l’unité de Chris et Gwada, au sein du commissariat de Clichy-Montfermeil. Affecté là à la suite d’un divorce, Stéphane, qui patrouillait jusqu’alors à Cherbourg, est totalement étranger à ce nouveau terrain d’action. C’est avec lui, c’est-à-dire en même temps que lui et par son regard, que l’on découvre la routine de ces « baqueux » (membres d’une B.A.C, Brigade Anti-Criminalité) de banlieue. Un train-train d’arpenteurs enfermés dans la cage de leur Peugeot 408, des traqueurs cernés de fenêtres et de rétroviseurs. Lucarnes et surfaces réfléchissantes, autant d’instruments d’optique utilisés pour scruter, au-delà des allées et venues, les scènes et les poses, moments de jeu, d’échange ou d’attente, des habitants du quartier.

À peine commencée leur tournée, Gwada détaille à Pento la fiche signalétique des « Bosquets », un quartier qu’il introduit comme un haut-lieu de criminalité. Ancienne « plaque tournante de la drogue », avec « le shit, la coke et l’héroïne », devenue repère de la prostitution nigériane : « tu peux t’y faire sucer pour 2 euros ». À ce tableau peint pour impressionner, s’ajoute la mention des « Frères Mus’ », aka les Frères Musulmans, autre BAC du quartier, la « Brigade Anti-Came ». Ce sensationnalisme est d’autant plus frappant qu’il vient non pas d’un présentateur de journal télévisé payé pour faire grimper l’audimat, mais d’un jeune homme noir, passé à la police après avoir grandi à Montfermeil. À croire que la rhétorique qui vise en même temps à aguicher et surprendre, à attiser les curiosités et susciter l’effroi, a contaminé la langue des jeunes banlieusards aussi bien que celle des agents de l’État. Puisqu’avec le personnage de Gwada c’est à la fois le policier et le banlieusard qui parle, l’administré anciennement soumis aux contrôles d’identité et le fonctionnaire nouvellement dépositaire de la violence légitime.

Les gars de la BAC ne passent pas inaperçus. Leur voiture est grise, sans signe distinctif, elle avance sans gyrophare et sans sirène, et quand ils sortent de l’habitacle, ils interviennent en civil, en tee-shirt/ jeans ou chemisette, sans porter d’insigne. Chris va même jusqu’à taxer de ridicule le geste de Pento qui, immédiatement à chaque fois qu’il sort, revêt son brassard « Police ». Et pourtant, dehors les flics sont de suite perçus comme flics. C’est pour être omniprésent, pour s’être tellement montré, pour avoir tant fait traîner leur carcasse de vitres et d’acier, que les flics n’ont plus besoin de badge ni d’uniforme. L’errance de fauves qui rôdent, incapables de se rendre invisibles. Ils sont identifiés, guettés, et suivis, assurément eux aussi ils sont vus.

Retournement retourné

Et c’est là où Les Misérables créée la surprise. Quand l’un des policiers se met franchement à déraper, quand il administre une décharge qu’il n’aurait jamais dû tirée, on se rend compte que les plans vus d’en haut sont en fait filmés par un drone appartenant à Buzz, ado du quartier. Une surprise un peu préparée, puisque très tôt dans le film, Buzz et son drone apparaissent sur les toits, terrain de prédilection d’un gamin épris de vidéo. Pulsion scopique qui l’amène à filmer aussi bien les filles dans leurs chambres, que les flics pendant leurs interventions. Et ce désir d’enregistrement se retrouve dans le réflex d’une lycéenne qui sort son téléphone, à l’arrêt de bus, pour garder trace de ce qui a lieu et se déroule sous ses yeux : un flic, Chris, en train d’injurier et de menacer son amie.

La courbe dramaturgique du film en forme de montée en violence tend à souligner l’imbrication du regard et de la force

La courbe dramaturgique du film en forme de montée en violence tend à souligner l’imbrication du regard et de la force : toujours en situation de coprésence, il n’y a pas de force aveugle ni de regard impuissant. Que le regard constitue la puissance à son commencement. Les flics sont surveillés plus qu’ils ne surveillent, les regards d’enfants et d’adultes braqués sur eux constituent une force de frappe qui peut, à tout moment, se retourner contre eux. Et c’est bien de cela, d’un retournement de regard et de force, que le film raconte l’histoire. Mais d’un retournement avorté, d’un élan contrarié.

La fin en forme d’explosion figure une insurrection où flics et gamins, plus personne n’y voit plus rien. Tous sont pris dans une fumée qui propage et épaissit l’aveuglement.  Le film se clôt en effet sur un suspens, qui nous laisse avec les flics, en haut de l’escalier comme au bord de l’abîme, sans savoir à quelle sauce – samouraï ou harissa, piquante ou très piquante – ils finiront par être mangés. L’alternative ainsi formulée oppose la poursuite jusqu’auboutiste de la vengeance, à la suspension de la violence, vers (qui sait ?) un début, sinon de paix, du moins d’apaisement. Un tel renversement, retournement au carré, un final à ce point radical, se déploie comme la conséquence d’une spoliation oculaire. Quand le regard a été confisqué, quand les traces ont été saisies, alors ne reste plus que la fureur et son impuissance, une impuissance généralisée.

Film enfanté par un homme qui, dès les affrontements de 2005, s’est saisi d’une caméra pour se constituer un regard, Les Misérables est une bonne nouvelle. Reste à savoir si avec la multiplication de tels regards, de tels usages du regard, la police parviendra à se maintenir au volant de sa 408.