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Empêchée par la pandémie de Covid-19, la 73e édition du Festival de Cannes ne pourra prendre ses quartiers sur la Croisette le 12 mai. Ce jour sera aussi le lendemain d’un déconfinement empli d’incertitudes pour le monde du cinéma. C’est l’occasion pour Zone Critique de revenir sur l’histoire d’un festival qui a su se réinventer pour conserver son statut de plus grand événement culturel de la planète.

Au cours de son histoire, le Festival de Cannes a vu la fête se terminer prématurément à quatre reprises. Sa première édition, en 1939, a été balayée par la Seconde Guerre mondiale. S’en sont suivies les annulations de 1948 et 1950, en raison de finances fragilisées par le contexte d’après-guerre. Enfin, l’édition de 1968 a quant à elle été déclarée nulle par les cinéastes eux-mêmes, à cause du trouble social.

Une genèse antifasciste

Au début du siècle dernier, les festivals de cinéma étaient fondés sur le patriotisme. En présentant un film, un pays disposait d’un outil utile au rayonnement de son idéologie et pouvait se mesurer aux autres pays. Le premier festival à instaurer ce principe est la Mostra de Venise. Créé en 1932, il décerne alors des prix sans équivoque, dont la Coupe Mussolini ou de la Grande médaille d’or de l’association nationale fasciste pour le divertissement. La montée des mouvements extrémistes en Europe et leur glorification par les arts agissent sur les peuples libres comme un signal d’alarme. De là germe l’idée de contrecarrer le fascisme sur son propre terrain, en répondant à la Mostra de Venise par la création d’un festival de cinéma concurrent.

En 1939, rivaliser avec ce festival d’ampleur n’est pas tâche aisée. Pourtant, c’est à ce moment que la situation est la plus urgente. L’année précédente la Mostra, dont le jury subit les pressions d’Hitler, consacre le film propagandiste de Leni Riefenstahl Olympia (Les Dieux du stade). Ex aequo, Goffredo Allessandrini est récompensé pour son film Luciano Serra, pilota, dont la réalisation a été supervisée par Vittorio Mussolini, le fils du Duce. Parmi les observateurs étrangers présents, Philippe Erlanger – diplomate français et directeur du futur Institut français – imagine les prémices de Cannes. Pour faire naître le projet, il est aidé de Jean Zay, ministre des Beaux-arts, ainsi que de Georges Bonnet, ministre des Affaires étrangères. Vichy, Alger et Biarritz sont candidates, mais c’est la Côte d’Azur qui l’emporte, en faisant de Cannes le décor de ce qui s’appelle encore L’Exposition cinématographique.

L’édition originelle mort-née

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L’annonce de la création du Festival de Cannes est proclamée à la radio le 31 juillet 1939. Avant que l’Histoire n’en décide autrement, l’équipe organisationnelle œuvre au lancement de cette ambitieuse manifestation. La présidence d’honneur est confiée à Louis Lumière, autant pour rendre hommage à l’inventeur du Cinématographe, que pour souligner la prédominance de la France dans le septième art. Endossant le rôle de délégué général, Erlanger décide que chaque pays participant propose un juré de son choix pour constituer le Jury Officiel, à condition qu’il soit extérieur au monde du cinéma. De quoi s’interroger sur l’objectivité de ce premier jury qui a, de surcroît, une pléthore de catégories à récompenser. Faute de Palme d’or – créée en 1955 – les trophées prennent la forme de coupes, de broches ou de porte-cigarettes en or, que viennent compléter des objets de valeur offerts par les célébrités de l’époque.

En dépit de règles complaisantes et d’une compétition fourre-tout, la première édition du Festival de Cannes est pensée comme l’événement culturel majeur de l’année 1939. Le 1er septembre doit se tenir la cérémonie d’ouverture cependant, le même jour, les troupes d’Hitler envahissent la Pologne. La bonne société internationale, réunie sur place début août pour les festivités de pré-lancement, se presse de partir. Parmi les vedettes, on compte Gary Cooper, Paul Muni, Mae West, Douglas Fairbanks, ainsi qu’un certain nombre de figures royales. Il est établi que la première édition sera différée avec, pour objectif, un report au premier trimestre de l’année suivante, du 25 février au 15 mars 1940. Bien qu’inévitable, ce report met en péril le projet dans son ensemble.

1946 : Le festival vivra

Au cours des années sombres de la Seconde Guerre mondiale, Philippe Erlanger choisit de rester en France, mais sera inquiété à plusieurs reprises en raison de ses origines juives. Il n’entend pas abandonner son projet et essayera chaque année de le mener à bien. Il doit néanmoins patienter jusqu’à la fin de la guerre pour que le Festival de Cannes s’invite à nouveau dans les débats et se prépare à tourner, enfin, la première page de son histoire.

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L’édition de 1946 se déroule du 20 septembre au 5 octobre et sera un succès. Au sortir de la guerre, les festivaliers délaissent la Mostra à la connotation fasciste encore marquée, pour lui préférer Cannes et ses aspirations démocratiques. Huit pays sont en compétition ; laquelle compte 26 longs métrages, dont Seuls les anges ont des ailes d’Howard Hawks, Le Magicien d’Oz de Victor Fleming, ou La Charrette fantôme de Julien Duvivier.

Cette édition de la renaissance était pourtant sur la sellette. Dans une impasse financière suite aux bombardements qui ont défiguré Cannes, le Comité d’organisation est allé jusqu’à solliciter la participation citoyenne des Cannois. Grâce à eux, et à un emprunt supplémentaire, les festivités sont lancées, sans rogner sur le glamour qui deviendra la signature du festival. Parallèlement aux projections, on peut ainsi assister à l’élection d’une Miss Festival, dont la désignation revient à un jury composé de Michèle Morgan, Edith Piaf et Jean Cocteau. Jouant la carte du sensationnel, la délégation américaine fait, quant à elle, une arrivée en hydravion sous les objectifs des reporters d’images. Dès lors, les journalistes n’auront de cesse de traquer l’événement dans l’événement. Certes, le faste des réceptions rappelle l’euphorie de la victoire encore proche, mais dénote avec la pénurie générale qui frappe le pays, encore sujet aux tickets de rationnement.

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D’un point de vue technique, le festival souffre de dysfonctionnements. On entrevoit du jour sur l’écran, tandis que les projectionnistes – en réalité des jardiniers reconvertis à la hâte par la municipalité – intervertissent ou oublient des bobines, comme ce fut le cas pour Les Enchaînés d’Hitchcock. L’attitude dissipée des spectateurs ajoute au désordre occasionnel. La numérotation des places est peu respectée et, déjà, bon nombre d’intrus cherchent à assister aux séances par des moyens détournés… La magie de Cannes commence à poindre.

La Belle et la Bête de Cocteau clôt le festival sur un bilan positif, avec une presse internationale unanimement conquise. André Bazin salue « le meilleur endroit pour se faire une idée de la production mondiale », tandis que les Italiens renchérissent en évoquant « le nombril du monde de la pellicule », preuve de l’apaisement amorcé par les deux pays.

Les rendez-vous manqués de 1948, 1950 et 1968

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Deux ans plus tard, Cannes déchante et il faudra attendre 1951 pour que la stabilité financière du festival soit suffisante pour rendre l’événement pérenne et qu’il n’y ait plus de déconvenue de cet ordre. Officiellement, les éditions de 1948 et 1950 n’ont pu se tenir faute de budget, toutefois la rumeur veut que la Mostra ait fait planer l’ombre de la concurrence. La dernière édition fantôme, celle de 1968, aura ceci de bon qu’elle voit naître la Quinzaine des Réalisateurs dans le sillage de la manifestation sacrifiée.

En Mai 68, à l’instar du monde étudiant et de la France entière, le chaos s’abat sur le milieu du cinéma. Tandis qu’à Paris Henri Langlois, fondateur de la Cinémathèque française, a manqué d’être démis de ses fonctions par le gouvernement, Cannes vacille à son tour. Faisant face à des jurés démissionnaires et au refus des réalisateurs de maintenir leur film en compétition, la manifestation n’est rapidement plus à la fête. Emmené par François Truffaut, Claude Lelouch et le véhément Jean-Luc Godard, un groupe de cinéastes frondeurs, principalement issus de la Nouvelle Vague, s’oppose à la poursuite de la 21e édition. Le coup de grâce est porté lors d’une conférence de presse restée célèbre, au cours de laquelle Godard lance un cinglant : « Je vous parle solidarité avec les étudiants et les ouvriers et vous me parlez travelling et gros plan ! Vous êtes des cons ! ». Le Comité organisationnel capitule le 19 mai en annonçant la clôture immédiate de l’événement et, de fait, son annulation. Au plus fort du conflit, Peppermint frappé de Carlos Saura devient le symbole du bras de fer avec le Comité. La tension était telle que la projection – n’ayant pu être entravée par Saura, qui s’est pourtant accroché aux rideaux – se déroule lumières allumées. Pour l’anecdote, la réconciliation viendra en 2008, à l’occasion du cinquantenaire de Mai 68, lorsque Cannes Classics projette enfin Peppermint frappé dans des conditions adéquates.

Une question s’impose : avec quatre éditions avortées, va-t-on vraiment vers la 73e édition du Festival de Cannes ? Déni ou fierté, le décompte erroné des éditions, adopté de tous, continue de faire foi tandis que la prochaine édition n’est réellement que la 71e

Consolidations et paris gagnants

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L’aura du Festival de Cannes et son attractivité ont été façonnées par les évolutions qu’ont opéré ses délégués généraux successifs. Modernisant le festival « à la papa » de Robert Favre le Bret, Gilles Jacob est celui qui a le mieux imposé sa patte. Délégué général à partir de 1977, après une entame de parcours comme critique de cinéma, il place les journalistes en première ligne, en leur réservant la primauté de la découverte des films. Dès l’année suivante, Gilles Jacob intègre une nouvelle section à la sélection officielle en créant Un Certain Regard, considérée comme le off de la compétition. Conjointement, Jacob crée le Prix de la Caméra d’Or, qui récompense le meilleur premier film toutes sections confondues. Vingt ans plus tard, en 1998, il fait naître la Cinéfondation, organe de mécénat dédié aux cinéastes en devenir. Thierry Frémaux, actuel délégué général a, pour sa part, offert au cinéma de patrimoine son plus bel écrin : Cannes Classics, dirigée par Gérald Duchaussoy avec comme mot d’ordre de remettre dans la lumière les films anciens.

Entre temps, les sections parallèles se sont fait une place en marge du mastodonte cannois. Dès 1961, la Semaine de la critique, initiée par l’Association Française de la Critique de Cinéma, distingue les œuvres de jeunes cinéastes à suivre, à l’instar de la Quinzaine des Réalisateurs. Cadette des sections parallèles, l’ACID fait figure d’outsider puisqu’elle se concentre sur les longs métrages dépourvus de distributeurs, afin qu’ils trouvent preneurs.

Oscillant entre séances de gala et films art et essai, Cannes repose sur un équilibre pas si antinomique qu’il n’y paraît. Fort du panel de journalistes et de professionnels agrégé au fil des ans, le festival veille à ne pas trahir les valeurs qui l’ont édifié. Témoin exigeant du monde qui l’entoure, il offre un espace d’expression optimal grâce à sa forte médiatisation. Faisant le pari de célébrer le septième art dans ses formes les plus diverses, il est le navire sur lequel on a plaisir à embarquer chaque mois de mai, pour partir à l’abordage de la panacée cinématographique.

Défi global

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Aujourd’hui, un défi inédit attend le Festival de Cannes, au même titre que les autres manifestations mondiales. Les sections parallèles ont fait savoir par un communiqué du qu’elles faisaient le choix de l’annulation de leur édition 2020. Tandis que certains se résignent à une année blanche, d’autres misent sur des alternatives d’un autre temps, à l’image d’Il Cinema Ritrovato à Bologne, qui devrait remplacer son emblématique séance plein air par un drive-in. Si cette option empruntée aux fifties ne dénature pas l’identité de ce festival dédié aux films anciens, qu’en est-il de son homologue cannois ? Ardent défenseur des projections grand écran, Thierry Frémaux est connu pour ne pas dérouler le tapis rouge aux plateformes de streaming, comme en témoignent ses dissensions avec Netflix.

Pour autant, à l’heure où le streaming revient en grâce par la force des choses, nombreux sont les festivals qui optent pour une édition 2020 numérique. Ce sera le cas du Champs-Élysées Film Festival en juin, et d’ores et déjà du festival new-yorkais de Robert De Niro, Tribeca. C’est justement à la co-fondatrice de Tribeca, Jane Rosenthal, qu’on doit l’idée d’un festival mondial en ligne. Baptisé We Are One, il se déroulera sur YouTube et agrégera les 20 plus grands festivals de la planète. Parmi eux, Berlin, Venise, mais aussi Cannes. De quoi permettre aux cinéphiles du globe de se donner « rendez-vous » du 29 mai au 7 juin. Au programme : longs métrages, courts métrages, documentaires, mais également de la musique et des tables rondes. Les contours de cet événement demeurent flous, mais on soulignera sa dimension caritative, puisqu’une partie des profits sera versée à des associations ainsi qu’à l’OMS.

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Quid de l’initiative à laquelle le Festival de Cannes dit réfléchir en son nom propre ? Gageons que ses choix protégeront l’image de référence qu’il a développée durant son histoire houleuse, y compris lorsque le risque terroriste le contraignait à des contrôles renforcés, où quand les polémiques étaient intenses. Beaucoup d’interrogations entourent la tenue d’une éventuelle version en ligne, bien que Thierry Frémaux ait pour l’instant indiqué s’y refuser. Si les films subsistent, le glamour peut-il trouver sa place dans une édition dématérialisée ? Quel rempart au piratage ? L’hypothétique jury de Spike Lee serait-il invité à constituer un palmarès selon le protocole en vigueur ? Autant de questions en suspens qui laissent les aficionados de Cannes perplexes.

L’ironie du sort veut que le salut du Festival de Cannes vienne peut-être de sa rivale de toujours… Hasard du calendrier, la Mostra pourrait se tenir à sa date habituelle, du 2 au 12 septembre. Le plus vieux festival de cinéma au monde deviendrait ainsi le premier de l’ère post-Covid. Si Alberto Barbera, son directeur artistique, tient à ce que cette édition « forcément expérimentale » ait lieu, toutefois le mystère plane sur une alliance avec Cannes. Thierry Frémaux aurait semé le doute à la mi-avril en évoquant l’idée, tandis que Roberto Cicutto – successeur de Paolo Baratta à la présidence des Biennales de Venise – a nuancé cette piste. Dans les colonnes d’Il Corriere della Sera, il indique : « Avec Cannes tout est possible et tout peut être envisagé, mais je trouve déconcertant que Thierry Frémaux dise qu’il continue à étudier [des hypothèses] et ne dise pas ce qu’il veut faire (…). Il n’y a aucune hypothèse [de collaboration] à ce jour ».

Dignes d’un scénario haletant, ces péripéties témoignent des crispations qui entourent les festivals internationaux. Nul doute que, comme il l’a prouvé par le passé, le Festival de Cannes saura, en tous les cas, porter un regard affûté sur l’avenir et nous guider à travers ce que le septième art a de meilleur.

Pour approfondir l’histoire du Festival de cannes, Zone Critique recommande deux ouvrages : le premier tome des formidables mémoires de Gilles Jacob, La vie passera comme un rêve (éd. Robert Laffont, 2009) et Cannes 1939, le festival qui n’a pas eu lieu, d’Olivier Loubes (éd. Armand Colin, 2006). À noter que l’adaptation documentaire éponyme de ce livre centré sur le rôle de Jean Zay sera rediffusée sur France 5 ce dimanche 10 mai, à 23h10.