Suite de notre série consacrée au roman afghan contemporain. Le sentiment d’étrangeté est au corps du roman afghan, et particulièrement de l’oeuvre d’Atiq Rahimi. Il s’enracine dans la quête de l’identité perdue, dans le sentiment de l’exil, et dans la nostalgie du pays d’origine. 

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L’étrangeté est un élément perturbateur qu’on ne peut passer sous silence, puisqu’il traverse tous les récits d’Atiq Rahimi. Il s’agit d’une expérience liée à l’espace. L’acte d’écrire lui-même constitue un espace d’étrangeté. Un espace particulier où le « je » symbolise l’ouverture et l’errance. Dans le roman afghan, l’étrangeté est essentiellement ressentie à cause de la solitude et de la nostalgie. Le « moi » est un étranger qui perd son identité personnelle dans un espace où tout devient ambigu. Chez Atiq Rahimi, les espaces où se déroulent les récits sont, parfois, des lieux clos comme la chambre, dans Les mille maisons du rêve et de la terreur et Maudit soit Dostoïevski, des lieux vastes comme le désert dans Terre et Cendres, des villes comme Kaboul dans Le Retour imaginaire, ou bien le rêve, qui est omniprésent. A ces espaces majeurs viennent se greffer d’autres espaces momentanés et transitoires tels les lieux d’enfance qui ne peuvent échapper à la mémoire. L’étrangeté dans Maudit soit Dostoïevski a une dimension très particulière qui dépasse l’idée de l’espace vers une expérience essentiellement intérieure liée à la solitude du personnage :

« Je vais m’enfermer dans ma chambre, sombre comme une tombe, sans dimension, sans issue. Je ne mangerai plus. Je ne boirai plus. Je ne quitterai plus mon lit. Je me laisserai emporter par un sommeil sans fin ; sans images ni pensées. Et cela jusqu’à ce que je ne sois plus rien. Un rien dans le vide, une ombre dans l’abîme, un cadavre immortel. » (p. 172)

L’espace de la chambre symbolise le refus et la solitude. On assiste ici à une scène d’enfermement volontaire où le « je » veut rompre toutes ses relations avec le monde. Dans le roman, ce passage reflète le sentiment du vide ressenti par Rassoul après avoir quitté Souphia. Contrairement aux conceptions des espaces clos où se présentent des personnages à la recherche d’une échappatoire pour atteindre le monde extérieur, c’est un espace que le personnage ne veut pas quitter. L’étrangeté est exprimée par le lexique (sans dimension, sans issue, sans images, sans pensées, l’abîme, le vide…), qui contribue à former une perspective fondée sur le refus. L’être solitaire traversé par le vide et l’absence trouve un refuge dans l’espace clos de la chambre. L’enfermement est l’un des traits de l’étrangeté intérieure ressenti par le « moi » et reflétée sur l’espace.

L’étrangeté est exprimée par le lexique, qui contribue à former une perspective fondée sur le refus

L’échec amoureux est mal vécu par Rassoul aussi bien que par les autres personnages. Le protagoniste conscient de ses actes, est prêt à toute sorte de souffrance. Vivre l’étrangeté est l’objet non avoué, mais révélé implicitement par les comportements et les troubles psychologiques. L’étrangeté est donc un sentiment irraisonné, mais souvent justifié. C’est une transformation profonde qui ne détruit guère l’identité personnelle, mais est responsable de sa crise momentanée. L’auteur exprime son étrangeté profonde à travers Le Retour imaginaire :

« Je n’ai plus personne dans ma terre natale. Le seul lien avec ma patrie c’est le corps de mon frère et les souvenirs que j’avais conservés si jalousement dans un coin de ma mémoire. Et à présent le corps de mon frère est en exil et tous mes souvenirs égarés dans ces ruines…je suis plus étranger qu’un étranger. »(p. 116)

Le sentiment d’étrangeté s’impose et se révèle ici comme le résultat d’un changement d’espace. Le « moi » est donc un étranger qui se sent « plus étranger » loin de sa terre natale. La nostalgie du pays, comme dans la plupart des romans afghans, atteint ici son apogée. En effet, le « je » ne vit que dans les souvenirs de sa terre natale, à travers le corps de son frère (sa tombe). Mais l’expérience de l’exil a tout changé, parce qu’il crée un vide, une distance entre le « je » et le corps de son frère.  Le pays d’origine est conçu comme le lieu de la rencontre et des retrouvailles. Il s’agit d’un jeu de mémoire, d’un va et vient perpétuel, appelé « Retour imaginaire ».

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Si le « je » se sent habité par un sentiment de vide, l’espace présente une dimension symbolique de l’étrangeté dans le discours entre le « moi » et l’autre. Il s’agit d’une souffrance intérieure étroitement liée au déracinement et à l’exil. Le « je » étranger, est vraisemblablement le porte-parole des afghans. Il constitue l’image d’une société déchirée où se développe toute une réflexion autour de l’identité. L’auteur veut nous faire comprendre que son identité est tiraillée entre deux espaces contradictoires. Le premier espace est celui de la terre natale (la patrie) qui incarne la souffrance, l’angoisse, la mort et la terreur, alors que le deuxième espace est celui de la terre d’exil où le souvenir devient le seul attachement entre le « moi » et le lieu de ses origines.

Ainsi, l’étrangeté donne lieu au questionnement et au doute. Le récit du Retour imaginaire nous présente une pensée autre de l’identité souvent articulée à plusieurs niveaux et qui exprime le sentiment de perte dans l’espace et l’effet de dédoublement dans le langage. Ecrire dans la langue de l’autre justifie la nécessité et le besoin de combler le vide identitaire par une langue capable de faire sortir le « je » de son monde intérieur.

Le retour au pays

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Espace recherché, le pays d’origine est un passage obligé dans les romans afghans à multiples expressions. Le retour au pays d’antan constitue une volonté de revivre le réel dans ses représentations imaginaires. Il s’agit de raconter le passé flou et insaisissable dans un espace qui reflète profondément la blessure existentielle du « je ». Il est à souligner que l’éloignement du pays d’origine crée une sorte de distance qui contribue à l’oubli et à l’égarement. L’écart entre le « moi » et ses proches conduit à une souffrance mêlée au sentiment du vide, ce qui crée un désarroi identitaire. Atiq Rahimi exprime sa nostalgie pour l’Afghanistan qu’il a quitté à cause de la guerre. L’échec de l’oubli de la souffrance prouve ce mal du pays. Il y a dans ses récits deux visions du retour au pays. L’une, celle qui concerne le retour physique ou imaginaire du sujet. Ce retour se manifeste soit par le voyage, soit par l’écriture ce qu’on peut lire dans ces propos :

« Dans l’exil mon identité n’existait plus qu’en esprit. Aux marges du temps. J’ai voulu retourner pour trouver mon identité dans l’Histoire, dans le corps du temps, dans la terre, dans ta chair. » (p. 120)

Dans cette déclaration, le sujet est à la recherche de son identité perdue. La réalisation de cette identité est conditionnée par un retour à l’Histoire (le passé) et à la terre (pays d’origine).  Elle est aussi liée à la dernière trace de son frère (sa tombe). L’auteur exprime sa volonté du retour au pays afin de se retrouver. Le retour ici peut être à la fois physique et imaginaire, illustré par des allusions qui reflètent et le désir et la nécessité. Le sentiment éprouvé par le sujet se situe à un double niveau : d’un côté, une nécessité presque indispensable, de l’autre une volonté consciente. Quand le premier s’annule, le second le remplace. Pour le sujet, la restauration de l’identité exige un retour urgent au pays d’origine qui constitue le miroir et la mémoire.

Atiq Rahimi exprime sa nostalgie pour l’Afghanistan qu’il a quitté à cause de la guerre

La seconde vision, c’est celle des personnages introduits dans le même espace. Dans tous les romans, les événements se passent en Afghanistan. Le pays d’origine renvoie à l’absurdité de la vie, au désenchantement et à la mort. La négativité de cet espace est à l’image de la déception, de la peur et des souffrances que subissent les personnages. L’idée du retour a pour objectif ici de dévoiler la réalité et les vices d’une société jugée obscurantiste.

Dans Les mille maisons du rêve et de la terreur, le pays d’origine est vu comme un lieu de terreur où la fuite semble la seule solution pour échapper à la mort. En persan, « mille maisons » désigne le labyrinthe, cette étendue où issue et impasse se confondent ; le temps s’arrête, l’obscurité et la terreur s’installent. Et la moindre tache blanche évoque le soleil :

« Je me suis arrêté. Non. J’ai été foudroyé. Foudroyé à la vue d’un soldat qui pointe sa Kalachnikov droit sur moi. Le soldat est debout près d’une jeep. Les phares m’éblouissent. Je lève la main pour me protéger de la lumière aveuglante (…) La vocifération du soldat et le choc de la kalachnikov dans mes entrailles ont fait tomber sur moi tout le poids et les ténèbres de la nuit. A genoux ! »(p. 53-54)

Le retour ici peut être à la fois physique et imaginaire, illustré par des allusions qui reflètent et le désir et la nécessité

Cette scène de terreur n’est qu’une image d’une souffrance quotidienne sans fin. Pour ce qui est du pays d’origine, Farhad est l’incarnation de la souffrance vécue par l’auteur. La terreur a déclenché, chez le sujet, une remise en question profonde. Le désir de retour ici, prend une dimension critique qui engendre une vision négative. Car, l’Afghanistan reste finalement une terre instable, toujours menacée. Le retour au pays se présente donc sous des aspects différents : tout d’abord, le retour se fait à travers le corps et la langue, plus souvent par une écriture nostalgique fondée sur un jeu de mémoire et de souvenirs. La question du retour est un problème qui traverse toute personne en situation d’éloignement, un problème d’écart et de non communication.

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En effet, revenir au pays ou exprimer la nécessité d’un retour laisse apparaître le sentiment d’une identité incomplète, voire en crise. Atiq Rahimi est conscient que son exil en France n’était pas la solution pour échapper à la souffrance, car le vide dû à l’exil est plus profond que la souffrance physique. La singularité de l’auteur provient de cette capacité de recréer les mêmes expériences vécues et surtout de sa conception d’une écriture mystique où le retour vers soi devient en lui-même une essence.

L’identité en ce sens, est étroitement liée au vide, à l’étrangeté, à l’angoisse et au retour perpétuel à la terre perdue. Ces éléments mettent en question un « moi » étranger aux autres et en recherche de lui-même, souhaitant la restauration de son identité. Par l’écriture, Atiq Rahimi essaye donc d’instaurer un espace de dialogue et de recherche afin d’orienter la réflexion autour de son identité personnelle vers la possibilité d’une identité universelle.

Dr Outhman Boutisane

Chercheur en littérature afghane contemporaine

Université Abdelmalek Essaadi