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Il y a un peu plus de cinq ans, Umberto Eco décédait. C’estl’occasion pour Zone Critique de commémorer le grand écrivain, célébré non seulement pour son influence académique, mais aussi pour la créativité brillante qu’il met en évidence dans ses romans- dont l’Isle du jour d’avant est un exemple parfait.  

Umberto Eco est un auteur unique dans la littérature contemporaine. Bien connu dans les cercles académiques pour ses textes sur la sémiotique, la littérature et la philosophie, il est  sans doute mieux connu par le grand public en tant qu’auteur de ses deux premiers romans, Le Nom de la rose et Le Pendule de Foucault. Avec ces ouvrages, qui représentaient un bel équilibre entre les genres du roman historique, roman à suspense et roman philosophique, Eco s’est fermement  affirmé comme un grand écrivain- passionné des thèmes complexes mais sans jamais succomber à l’écueil d’une obscurité qui éloignerait le lecteur occasionnel. À travers sa troisième œuvre, L’Île du jour d’avant, il ouvre à nouveau une fenêtre sur un paysage historique, et ce faisant, écrit le plus attachant, et le plus irréel de tous ses romans. L’Île du jour d’avant est l’histoire de Roberto, un jeune noble du  XVIIème siècle qui échappe à la mort en mer en trouvant un mystérieux navire, vide. Cette histoire est racontée par le mystérieux éditeur qui prétend avoir trouvé les journaux intimes de Roberto. Voici le défi pour l’auteur : face à un  roman où rien ne peut arriver, étant donné que Roberto est seul et loin de toute civilisation, Eco fait néanmoins fleurir une narration attachante dans un paysage romanesque où rien n’est censé pousser. Le résultat fournit au lecteur un roman intéressant et plein d’esprit, dont la nature engageante se fonde sur une prose toujours poétique, et parfois irréelle dans sa résurrection d’une époque contradictoire.

Les sphères divines et comiques d’une philosophie passée.  

Eco prend la Renaissance, non seulement comme cadre de son histoire, mais aussi  comme structure. Tout comme les modèles cosmologiques du XVIIème siècle, le roman se  partage en trois sphères- l’intellectuelle, la politique et l’intime. La première sphère est donc l’exploration de la pensée de la Renaissance. La curiosité de Roberto à l’égard du monde qui l’entoure provoque une série de réflexions sur la philosophie de l’époque qui, fondée également  sur la première méthode scientifique et diverses interprétations de la Bible, est de plus en plus déchirée par les contradictions que Roberto peine à réconcilier. La nature parfois irréaliste du roman vient donc paradoxalement de sa fidélité historique au XVIIème siècle et à toutes ses contradictions intellectuelles- par exemple, le débat prémonitoire sur le modèle héliocentrique du système solaire est interrompu par l’argument insouciant et dépassé d’un prêtre : « Comment font-elles les étoiles fixes pour aller aussi vite ? Les habiter feraient tourner la  tête ! ». Le constat de Roberto résume la situation : « – Vraiment, […] j’ai peine à croire, avec tout ce que j’ai entendu sur les avancées du savoir dans notre siècle, que nous en sachions encore aussi peu ». Avec ses mots simples, Roberto retranscrit l’effervescence philosophique de ce roman et de ce siècle : celle du début d’une véritable méthode scientifique, dont la quête du progrès est freinée par les vestiges de la philosophie médiévale. À travers son exploration de toutes les complexités, les contradictions, et les découvertes de la Renaissance, Eco introduit le lecteur dans un monde qui ressemble au nôtre, mais qui est en même temps irrévocablement différent. Notre île est ainsi celle des siècles passés, et nous ne sommes pas plus capables que Roberto de l’atteindre, ni de la comprendre.

Le roman comme une aventure chevaleresque. 

En quittant la sphère philosophique du roman, nous rencontrons celle de la politique du XVIIème siècle, où le roman cesse d’être un conte philosophique, et devient historique et  politique, ce qui n’est pas sans nous rappeler les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas. La jeunesse de Roberto est  riche, celui-ci ayant pris part à un siège pendant la Guerre de Trente Ans et ayant étudié à  Paris, et ses souvenirs représentent un domaine fécond pour tout lecteur à la recherche d’excitation. La figure fraternelle et potache de Saint-Savin qui enseigne à Roberto les voies de l’amour dans la métropole est stylisée d’après Cyrano de Bergerac, par exemple :

– Et surtout trouvez-vous un amour.  

-Un amour ? 

-Ce sera mieux que le café. En souffrant pour une créature vive, vous adoucirez vos  tourments pour une créature morte.  

– Je n’ai jamais aimé une femme, avoua Roberto en rougissant.  

– Je n’ai pas dit une femme. Ce pourrait être un homme.  

– Monsieur de Saint-Savin ! 

Plus surprenant encore pour le lecteur : c’est en étant pris dans le complot ignoble des cardinaux  Richelieu et Mazarin, que Roberto finit coincé au milieu de l’océan Pacifique. Ainsi, Eco  utilise Roberto comme le moyen d’explorer l’histoire et la politique de l’époque, et le résultat est, une fois de plus, l’évocation d’un univers imaginaire qui semble d’abord éloigné de nous, alors qu’il reste néanmoins reconnaissable. Une grande partie de l’époque est souvent inconnue aux lecteurs contemporains, à l’instar des débats religieux qui se terminent par des duels mortels  et les anciennes valeurs chevaleresques qui poussent à la mort. Et pourtant, tant de choses nous y apparaissent très familières : les machinations des cardinaux ne feraient pas sourciller les  politiciens modernes, et, comme aujourd’hui, c’est le public ordinaire- ici, Roberto- qui  souffre de ce machiavélisme.

La lutte humaine pour la liberté.  

Roberto est une fenêtre parfaite sur ce monde inconnu parce que son portrait est complet : c’est un personnage coupable des mêmes lâchetés et vanités que nous

Si Roberto est la fenêtre à travers laquelle le lecteur regarde ce monde passé, il  aurait été simple pour l’auteur de faire de lui une figure vide et banale à partir de laquelle le lecteur  aurait pu mieux se projeter. Beaucoup de romans historiques sont coupables de ce procédé, qui est certainement efficace. Cependant, Eco ne le fait pas. La troisième sphère qui régit la  réflexion du roman est la sphère intime : à travers Roberto, Eco nous présente un portrait  psychologique fascinant et parfois inquiétant. Si dans sa dimension politique ce roman  semblait évoquer de loin Alexandre Dumas, dans sa dimension intime la ressemblance s’efface. Roberto n’est guère un héros aventurier ; maigre, photophobe et indécis, il passe d’abord beaucoup de son temps à fantasmer sur la « Dame de son cœur », une belle femme parisienne qu’il n’a jamais eu le courage d’approcher. Le reste de son temps est consacré à s’inquiéter de la figure maléfique et freudienne de Ferrante, son frère jumeau imaginaire, qui,  dans la calme solitude du navire, semble devenir chaque jour plus réel… Si le roman est  philosophique et historique, il est aussi un exemple d’un bildungsroman : c’est le récit d’un apprentissage par le personnage principal de la maîtrise de ses peurs. Et  voici l’aspect réel de ce roman parfois irréel. Roberto est une fenêtre parfaite sur ce monde inconnu parce que son portrait est complet : c’est un personnage coupable des mêmes lâchetés et vanités que nous, mais qui est néanmoins charmant et engageant, si proche que sa matérialité est presque palpable. Sans lui, L’Île du jour d’avant pourrait avoir été, par sa pure intellectualité, trop abstrait pour les lecteurs. Roberto est alors l’air frais dont le livre a besoin, l’accompagnement parfait de l’esprit d’Eco pour aborder des sujets plus complexes.

Une fenêtre familière qui ouvre sur un passé inconnu.  

L’Île du jour  d’avant est le travail d’un professeur de sémiotique, Eco nous donne  comme roman ce que nous cherchons en tant que lecteur.

Ceci ne veut pas dire que L’Île du jour d’avant est exempt de toute critique. Certains  lecteurs pourraient trouver trop longues les investigations sur la philosophie du XVIIème  siècle, et il serait difficile de le leur reprocher. L’amour d’Eco pour cette époque est évident  dans sa prose, mais ce n’est pas un amour qui est forcément partagé. L’Île du jour  d’avant est le travail d’un professeur de sémiotique, dans la mesure où Eco nous donne  comme roman ce que nous cherchons en tant que lecteur. Tout comme l’éditeur inconnu des  journaux intimes de Roberto admet avoir interprété une variété des sens des écritures de  Roberto, nous trouvons dans L’Île du jour d’avant ce qui nous intéresse : soit une  investigation philosophique complexe et multiforme, soit un roman à suspense politique et  historique, soit l’histoire personnelle et intime d’un jeune homme qui veut apprendre à nager.  Malgré toute son érudition, Eco nous impressionne d’abord par la magie et  l’émerveillement de son histoire. En ce sens, le roman est peut-être un miroir ; mais comme  tous les miroirs magiques, il nous montre une terre captivante qu’il ne faut pas manquer.

Dominic Bentley-Hussey.